The Power of the Dog

Sors de ce corps, Bronco Henry !

Attention, chef-d’œuvre. Dans la lignée d’un There Will Be Blood, The Power of the Dog devrait longtemps hanter, par sa forme et sa fonction, toute une génération de cinéphiles et de fans. Auréolée de son Prix Lumière, Jane Campion revient parmi les siens.

Elle fut la première réalisatrice à obtenir la Palme d’or à Cannes, en 1993, pour La Leçon de piano. Avec The Power of the Dog, adapté par ses propres soins du roman de Thomas Savage, Dame Elizabeth Jane Campion obtient le Lion d’argent à Venise en 2021, et confirme sa capacité à faire des miracles. Tant de beauté, tant de perfection dans les cadres comme en toutes choses : ce qui se joue dans le dernier film de la grande Jane, c’est la cruauté et ses raisons d’être. La pression exercée par l’existence sur l’âme humaine. On en serait presque submergé. On en sort ébloui.

Nous sommes dans le Montana, mais en Nouvelle-Zélande. Nous sommes dans un grand, un immense film de cinéma, mais les spectateurs le verront sur Netflix. Nous sommes dans un ranch où les effets de la testostérone se déversent en pleine nature, se nichent dans les tréfonds, mais la réalisatrice néo-zélandaise nous offre à les contempler et à (res)sentir via son prisme éminemment féminin. Comme toujours chez elle, la peau, le corps et la nature se rencontrent dans un fracas apaisant.

The Power of the Dog de Jane Campion. Copyright KIRSTY GRIFFIN/NETFLIX.

À l’instar des plus grands récits mythologiques, deux frères (Phil et George, que tout oppose, forcément) s’affrontent. Entre eux, la violence est indirecte. Le mépris et la crasse de l’un viennent se frotter à la pureté et à la douceur de l’autre. Tous deux voient s’effriter l’équilibre précaire de leur vie quotidienne quand le doux George (interprété par Jesse Plemons, parfait) décide de mettre fin à son terrible sentiment de solitude. Il ramène au ranch sa nouvelle épouse, Rose, une veuve douce et délicate (Kirsten Dunst, trop rare à l’écran). Son fils, Peter (Kodi Smit-McPhee) est une grande tige, dont les pétales n’ont pas encore éclos. En 1925, dans le Montana, sans cesse piétinées par les chevaux et les vaches, il faudrait un miracle pour que pareilles fleurs survivent.

Avec le rôle de Phil, cow-boy vulgaire et misogyne assumé, Jane Campion offre sans doute au prodigieux Benedict Cumberbatch l’un des plus beaux cadeaux de sa carrière. L’acteur anglais prouve une fois de plus qu’il peut tout faire. Ici, il maîtrise l’accent américain du Montana au début du siècle dernier et les symptômes de l’ignorance crasse. Cumberbatch s’est astreint à une rigueur dépouillée tant dans la préparation de son rôle que dans son exécution. La saleté et les démons intérieurs collent à la peau de ce petit marquis tyrannique. Son vêtement, sa démarche, sa posture lui confèrent des allures de coq mal emplumé. Derrière le torse bombé, entre les jambes écartées par quarante ans de monte, que cache-t-il ? Phil émascule son entourage comme il castre les veaux de son cheptel. À pleines mains, sans formalité aucune. Son seul recours, c’est le contrôle, par voie d’humiliation.

The Power of the Dog de Jane Campion. Copyright KIRSTY GRIFFIN/NETFLIX.

La lumière contrastée et les cadres rapprochés du directeur de la photographie Ari Wegner permettent à tous les non-dits de s’exprimer : ceux de Phil, et ceux des autres. Les rapports intimes de Phil à la nature, à la matière, en disent autant que celui de George au raffinement. Kirsten Dunst, en se glissant dans le personnage de Rose, alterne entre indignation, effroi et sidération. Habituée depuis le début de sa carrière à des rôles de femmes enfants, elle transcende ici le cliché avec nuance. La femme, forte et lumineuse, ploie et sombre sous la violence irrationnelle.

À travers The Power of the Dog et ses personnages, tous autant qu’ils sont, Jane Campion dessine les contours de la domination masculine dans ce qu’elle révèle de plus essentiel. En inversant le regard auquel le cinéma nous a habitué.e.s, elle remonte à la source et montre à voir l’envers de la réalité : ces cow-boys, ces « hommes-vaches », qui ne supportent aucune faiblesse, s’ébattent finalement dans un entre-soi émouvant. Ils vaquent à leurs tâches domestiques, ils cousent, cuisent, cirent et nettoient. Ils rient et jasent et médisent, souvent partiellement nus. Torses offerts au soleil, l’instinct de meute se fait grégaire, risible. Au son des éperons qui claquent le sol, la méchanceté gratuite devient coquetterie. La cruauté laisse place, au fur et à mesure que le récit avance, à la médiocrité. « Des petits tyrans, des enfants capricieux, depuis la nuit des temps », semble nous dire Jane Campion.

The Power of the Dog de Jane Campion. Copyright KIRSTY GRIFFIN/NETFLIX.

Les dialogues sont truffés de doubles sens ? Les images s’engorgent de symboles phalliques ? Si la réalisatrice semble si peu chercher à camoufler ses ficelles, c’est sans doute parce qu’à travers l’histoire du monde, celles du masculinisme (ce lointain, très lointain cousin bâtard, qui n’a rien du féminisme) sont énormes, d’aussi loin qu’il nous en souvienne. L’inconscient masculin est Éros et Thanatos. De la violence naissent son désir et ses pulsions. Face à Phil, George subit, Rose sombre. Le jeune Peter, queer dans un royaume de brutes, fabuleusement contemporain, incarne la rencontre entre masculin et féminin. Peter voit clairement ce que cachent la montagne, ses courbes et ses crevasses, et ce qu’elle offre aussi : un corps trop immense pour être exploré. Si les hommes ont la rage, la jeunesse a tout le courage.

L’art de l’amour, l’origine de la violence et la science de la vengeance, chez l’humain, réunis dans le nouveau film inouï de Jane Campion, n’ont qu’un seul but : révéler les forces et, surtout, les faiblesses de l’homme. Avec une minuscule.

 

Mary Noelle Dana