Jean-Pierre Bacri est mort ce lundi 18 janvier 2021 à 69 ans. Bacri était bien plus qu’un bougon archétypal, il était cet acteur génial capable de nuances et de vibrations, jamais ridicule, presque toujours inattendu. Il n’a pas incarné LE bougon, il en a interprété mille.
Je me souviens de Didier d’Alain Chabat. Au réveil, Jean-Pierre Costa (Bacri) découvrait un homme nu (Alain Chabat), recroquevillé, les cheveux frisés, faisant « Mwouf » dans le panier de son chien et, un peu surpris par la présence de l’intrus, il l’habillait, le mettait dehors avec gentillesse et allait à son rendez-vous. Et puis l’homme le suivait, le défendait de l’attaque de méchants nazis, et il comprenait. « Il est où le coincoin ? ». L’homme, c’était le chien. Didier, donc. Une volte-face vers la caméra et un mouvement de tête. Une onomatopée : « Rhoooo, comment on va faire ? », puis la main sur la bouche… et à partir de là, il acceptait l’impossible. Et parlait à son chien… Personne d’autre que Jean-Pierre Bacri ne pouvait faire passer ce sentiment d’acceptation immédiate, frontale, de cet autre canin/humain. (Isabelle Danel)
Je me souviens d’Un air de famille, écrit par Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri, mis en scène au théâtre par Stéphane Meldegg et au cinéma par Cédric Klapisch. Leur deuxième pièce de théâtre à succès. Bacri était Henri, le patron du bar-restaurant « Au père tranquille », où se réunissait et se déchirait sa fratrie, tandis que lui, sans le dire à personne, essayait de se remettre du départ – « pour réfléchir… » – de sa femme Arlette. Au-delà des nombreuses grandes phrases proférées par Bacri avec son inénarrable phrasé dans ce bijou d’écriture (notamment à propos du chien paralysé), il y avait cette fin, où soudain le téléphone sonnait dans le bar déserté seulement empli de la voix déchirante de Caruso. En l’entendant, Henri disait : « Arlette ! » comme un enfant qui venait de voir le Père Noël et fondait comme un sucre, disant qu’il pouvait changer, avant de s’agacer en répétant la phrase : « Je te dis que je vais changer ! ». (I.D.)
Je me souviens d’On connaît la chanson d’Alain Resnais, sur un scénario de Bacri et Jaoui, un bijou de film où les deux scénaristes, surnommés par le cinéaste les Jabac, étaient également acteurs, merveilleusement intégrés à la « troupe » de Resnais : Sabine Azéma, Pierre Arditi, André Dussollier… Après que ce dernier a fait visiter un énième appartement à Bacri, parmi tous les délices de ce film, une brève réplique suite aux contorsions du personnage pour apercevoir la vue promise… Une arythmie, une rapidité, une façon bien à lui de dire : « M’a fait mal au cou, cette vue sur le Sacré-Cœur ! » (I.D.)
Je me souviens de Bacri assis sur un banc aux côtés d’André Dussollier dans ce même film. Dans la continuité de leur conversation, l’un et l’autre entonnent Quoi de Jane Birkin et c’est la voix de la chanteuse qui se fait entendre. L’effet suscité est comique et mélancolique à la fois, à l’image de ce film génial d’Alain Resnais, qui tisse d’originales chansons populaires à ses dialogues. La part féminine de ces deux hommes émerge soudain. Quel grand moment d’émotion et d’hilarité combinées ! (Anne-Claire Cieutat)
Je me souviens des Sentiments de Noémie Lvovsky, beau film aux couleurs chatoyantes, où Jean-Pierre Bacri incarne Jacques, un médecin qui tombe fou amoureux de sa voisine, Édith, interprétée par Isabelle Carré. Alors que leur idylle tourne court et que le couple de voisins ne voit d’autre issue que de déménager, Jacques observe les nouveaux habitants qui visitent la maison vide et se remémore un tête-à-tête avec Édith au restaurant et son monologue coquin. Et soudain, voilà Bacri qui fond en larmes. En gros plan, derrière la vitre, il chavire et nous embarque avec lui. Jean-Pierre Bacri, dans ce film, est envisagé en homme désirant et désirable ; c’est un amoureux cueilli, vibrant et sensuel. Noémie Lvovsky est sans doute la cinéaste qui l’a le plus érotisé. (A.-C.C.)
Je me souviens de Jean-Pierre Bacri dans Le Sens de la fête d’Olivier Nackache et d’Éric Toledano. Il est organisateur de mariages et reçoit un couple de futurs mariés qui veut réduire drastiquement son budget. Ils demandent à supprimer l’entrée, puis les centres de table en orchidées et, enfin, lui reprochent de ne pas être assez créatif. Bacri encaisse avec un sourire de plus en plus tendu, puis excédé, leur propose que les invités arrivent avec leur propre Tupperware, leur bière, fassent un pique-nique, mangent de la compote servie à la louche en dessert avec des langues de chat, et que sa petite nièce conçoive des guirlandes en papier crépon orange et vert. Le sketch dure, dure, pendant que le couple piétine de gêne et que l’autre s’emballe, en rajoute : « et vous pouvez varier les compotes, et si vous apportez de la limonade, ça fera des panachés…» sur un ton faussement cordial et délicieusement grinçant. Ce n’est ni la scène la plus drôle du film ni la plus touchante, mais elle est un concentré du talent du comédien tel qu’on l’aimait, railleur et râleur, caustique et authentique. (Claire Steinlen)
Je me souviens de lui dans Subway, second long-métrage de Luc Besson. Il y est « Batman », inspecteur pas piqué des vers, sous les ordres du commissaire Gesberg, incarné par Michel Galabru, dans cette brigade implantée dans les sous-sols de Paris, en pleins couloirs de la RATP. Durant un face-à-face court et savoureux, il y interroge, incrédule, Héléna (Isabelle Adjani), qui le balade en lui faisant croire qu’elle n’entend que du bien sur lui, et qu’elle a perdu son passeport entre Quimper et Saint-Raphaël. Une obsession le tient aussi : coincer le Roller (Jean-Hugues Anglade), funambule insolent qui nargue la flicaille sur ses roulettes. Il le guette, le repère, le cerne, le course, le rate : « Merde !!…. Merde !!… Chier !! », balance-t-il sur les quais en regardant à gauche à droite. Bacri a alors trente-trois ans, et déjà tout son talent. (Olivier Pélisson)
Je me souviens de la première fois que j’ai vu Jean Pierre Bacri dans un film. J’avais 15 ans, je faisais du théâtre et je découvre Escalier C de Jean Charles Tacchella. Jean Pierre Bacri imposait déjà sa fièvre pudique, touchante dans sa maladresse. Il est resté l’acteur français qu’on adorait retrouver pour sa capacité à rester un grand râleur, l’alter ego gauchiste de Jean Yanne. Et comment ne pas évoquer aussi sa mélancolie ? Digne d’un Droppy, il était ce visage lucide sur ce monde étriqué, une conscience aiguë, qui touchait en pointe, sans jamais avoir renoncé ni à l’amour ni à l’esprit de troupe. (Nadia Meflah)
Jean-Pierre Bacri était un crooner qui s’ignorait. Un Leonard Cohen du cinéma français. Il avait le blues en lui, et l’une des dernières scènes qui restera de lui est la quintessence de son art : sa reprise d’Oser Joséphine d’Alain Bashung dans Place publique d’Agnès Jaoui. (Benoit Basirico)
Je me souviens que Jean-Pierre Bacri attend les morts dans Grand froid de Gérard Pautonnier, road-movie glacial tragi-comique, traçant sa route entre fantastique, absurde et noir. Bacri est croque-mort, et les cadavres, dans la petite ville enneigée du film, aux airs de bled de western paumé, ça ne court pas les rues désertes. Les gens qui viennent sont bien trop vivants. La vieille Madame Cisca passe à l’agence de pompes funèbres, dont l’activité est au point mort, et Bacri, lui prenant le pouls, lui explique la vie, qui est tout ou rien : « Ou ça bat, ou ça bat plus ». Il conduit un macchabée vers un cimetière introuvable dans Grand froid. Dans la vraie vie, Bacri s’est assis à la place du mort, et il ne bat plus, ce rire noir, si profondément mélancolique, auquel il a donné vie. (Jo Fishley)
Et nous nous souvenons tous de cette séquence devenue célèbre : la leçon d’anglais du Goût des autres d’Agnès Jaoui, coécrit par le couple Jabac. Et ce moment drôlissime où, trop content d’avoir trouvé la juste position de la langue pour prononcer correctement « the » face à l’enseignante dont il est amoureux, Bacri/Castella répète son exotique monosyllabe avec insistance et provoque la consternation du personnage d’Anne Alvaro. Avec son air digne, planqué derrière sa grosse moustache, il suscite l’empathie immédiate. Car Bacri, c’est un océan d’humanité prêt à déferler sous chaque dialogue heurté, sous ce phrasé devenu iconique, sous ce regard noir de jais et sous cet archétype de râleur au cœur tendre que tous, nous aimions tant. (A.-C.C.)