Armageddon Time

Little odyssée

À un jour de la fin du Festival, alors que la marée cannoise redescend, et que se fait naturellement le tri entre les vingt et un films de la Sélection officielle, retour tardif sur l’un des premiers films de la compétition, qui n’a cessé de nous accompagner de sa présence discrète et entêtante durant la quinzaine écoulée, et dont une place au palmarès comblerait nos attentes.

« On est de son enfance comme on est d’un pays »

Tout grand réalisateur semble un jour destiné à faire sienne cette nostalgie exprimée par Saint-Exupéry pour y puiser la matière d’une fertile introspection. Après bientôt trente ans de carrière et huit films (de Little Odessa (1994) à Ad Astra (2019)), le temps est enfin venu pour James Gray de recréer ses premières expériences initiatiques de jeune garçon turbulent, incompris par des parents pourtant aimants, éduqué par un grand-père adoré, et initié aux injustices sociales par Johnny, un camarade de classe afro-américain. Le vieux pays natal de James Gray, transformé en Paul Graff par le pouvoir de la fiction, c’est le Queens des années 1980 et des premiers coups de boutoir du reaganisme triomphant, la difficile intégration dans un système scolaire foncièrement inégalitaire, et le quotidien d’une troisième génération d’immigrés juifs européens achevant de devenir pleinement américains, au risque de perdre de vue le passé douloureux de leurs aïeux et de redécouvrir par bribes les fondations traumatiques de leur identité.

Armageddon Time de James Gray. Copyright 2022 Focus Features, LLC.

Si les thèmes abordés et la mise en scène du réalisateur restent absolument les mêmes, cette balade mélancolique surprend par sa retenue émotionnelle inédite, loin des grandes envolées lyriques des tragédies précédentes de Gray, qui affine ici son style jusqu’à l’épure. Les affections familiales y sont toujours entravées par des pudeurs insurmontables, étouffées dans les teintes ocres et intimistes de la photographie, à nouveau confiée à Darius Khondji. Mais, pour la première fois, son récit ne se déploie plus autour d’hommes torturés et taiseux, mais de deux figures solaires de jeunes garçons, formidables Jaylin Webb et Michael Banks Repeta, au seuil de toutes les découvertes et de tous les chagrins, couvés par la bonté d’un Anthony Hopkins radieux en patriarche large d’esprit et de cœur, gardien attentif des vocations artistiques de son petit-fils. En revenant à ses bases new-yorkaises et sur les rivages de sa jeunesse, après la touffeur de la jungle amazonienne de The Lost City of Z et l’infini du système solaire dans Ad Astra, James Gray rappelle que le classicisme est un port d’attache auquel on accoste toujours, et le point de départ de toutes les réinventions.