The Lost City of Z

Le bois dont les rêves sont faits

Après dix ans de tentatives avortées, James Gray parvient enfin à réaliser son film le plus ambitieux, tournant aussi majeur qu’inattendu dans
une œuvre d’une maturité toujours plus impressionnante après seulement six films.

Du début du siècle à l’entre-deux-guerres, la quête d’une légendaire cité dans la jungle amazonienne va mener l’explorateur Percy Fawcett aux limites du monde connu. Au fil d’allers-retours entre le monde sauvage et l’Angleterre, la force d’attraction de l’aventure va l’éloigner des siens, au risque de le perdre.

À une époque où la moindre réussite estimable peut se voir cataloguer « film-de-l’année », et où les injonctions superlatives font trop souvent office de réflexion critique (qu’on se souvienne du déjà culte « IMPOSSIBLE DE NE PAS AIMER ! » hurlé sur les affiches du plaisant La La Land…), il faut savoir reconnaître sereinement les œuvres rares qui bouleversent les codes de genres et de récits archétypaux, et proposent un récapitulatif de plusieurs décennies d’histoire du cinéma, pour défricher de nouvelles pistes d’explorations. The Lost City of Z, film longtemps maudit, dont il était possible de craindre que le résultat ne souffre de sa chaotique et interminable gestation, est de ceux-là.

Jamais aussi éloigné de toute mode, James Gray continue de tracer un sillon sans commune mesure dans le cinéma américain contemporain, ressuscitant des visions que l’on croyait ne plus jamais revoir sur un écran. Au rythme de la remontée du fleuve, les fantômes d’un cinéma de démiurges viennent à la rencontre du cinéaste new-yorkais, dont aucun des films précédents ne pouvait laisser imaginer une telle inspiration épique, un tel besoin d’ailleurs. Il y a du Coppola, du Herzog période Kinski, jusqu’à de subtils échos du Stroheim des Rapaces dans la peinture de cette folie lente qui consume le héros et ses compagnons. Mais aussi du Visconti lorsque sa caméra capte la décomposition d’une société aristocratique, inconsciente de son agonie dans l’atmosphère viciée de boudoirs enfumés. Pourtant, le film reste de bout en bout reconnaissable entre mille comme une pièce maîtresse de la filmographie du seul James Gray, tant aucune de ces références ne vient encombrer sa vision éminemment personnelle. Il y est, comme toujours, question de complexes relations filiales, et de la difficulté à trouver sa place dans un monde obscur et indéchiffrable. Prenant à contre-pied toutes les attentes, l’aventure chez Gray est avant tout intérieure, et se déploie à travers les conflits qui déchirent le cœur des hommes. Avec une suprême élégance, il met en scène un film épique d’un genre nouveau, où les héros ne s’expriment que par murmures, plongeant le spectateur dans une atmosphère cotonneuse, de celles qui nimbent les rêves les plus entêtants, d’une infinie douceur jusque dans les scènes de confrontations les plus violentes. L’immersion est totale, sans jamais avoir recours au coup de force technique ou au numéro d’acteur ostentatoire. L’anti-The Revenant en somme, à un an d’intervalle.

Des salons enfumés d’une Angleterre scléroséedans ses réflexes de classe aux touffeurs vénéneuses de la forêt amazonienne, James Gray épouse la quête de son héros en l’enserrant dans les cercles concentriques de plus en plus étouffants de son obsession. Avec l’aide du génie de la lumière Darius Khondji, sûrement le plus grand chef-opérateur vivant, le réalisateur gonfle les voiles de sa pellicule argentique pour mieux rendre à l’image le poids et la densité du temps d’avant le numérique, et lui imprimer une patine intemporelle, semblant parfois enregistrer les lueurs de la première aube du monde.

Au faîte de sa maturité d’homme et de cinéaste, James Gray semble n’avoir jamais été aussi proche d’une forme d’harmonie, et nous rappelle notre chance d’être les témoins d’une telle œuvre en construction.