James Gray

Partir revenir

Si un auteur malaxe toujours la même matière, retrouve ses thèmes et obsessions dans les décors les plus improbables, James Gray en est un. Ô combien !

Le choc Little Odessa


Premier long-métrage écrit et réalisé par un jeune Américain de 25 ans, présenté à l’automne 1994 au Festival de Venise (où il reçoit le Lion d’argent), puis de Deauville, Little Odessa est, vingt-deux ans plus tard, une œuvre toujours aussi forte, glaçante, surprenante. C’est l’histoire d’un tueur à gages qui ne commet jamais une erreur et qui pourtant, en acceptant un contrat dans le quartier de son enfance, Little Odessa, à New York, ne peut s’empêcher de retourner dans l’appartement familial, revoir son petit frère et sa mère malade, affronter ce père honni qui l’a banni. Polar tout blanc sous le givre et la neige, ce film parle de famille, de silence étouffant, de glaciation des sentiments.

Influences


Adolescent, James Gray (né en 1969) séchait l’école pour aller au cinéma, comme le personnage d’Edward Furlong dans Little Odessa. À dix ans, il a découvert Apocalypse Now, et, lui qui se rêvait peintre, s’est mis à tourner des films en super-huit et envisager le cinéma comme futur. Francis Ford Coppola reste une référence majeure : il y a du Parrain dans The Yards, mais aussi dans The Immigrant. Martin Scorsese est une inspiration incontournable : New York oblige, mais aussi, sans doute, la fidélité à un acteur (Robert De Niro), que Gray a reproduite avec Joaquin Phoenix ; mais si Mean Streets semble avoir infusé dans certains plans de Little Odessa, si Les Affranchis rôdent dans La Nuit nous appartient, le Scorsese préféré de Gray est Raging Bull. À ses débuts, le réalisateur montrait systématiquement Le Conformiste de Bernardo Bertolucci à ses comédiens avant le tournage. Enfin, en plus d’Apocalypse Now, Aguirre ou la colère de Dieu et Fitzcarraldo de Werner Herzog sont d’évidentes influences pour The Lost City of Z. Mais l’opéra italien, le théâtre de Shakespeare, le roman russe sont autant d’inspirations visibles ou invisibles.

Liens de sang


Les liens de sang, les rapports fraternels ou assimilés (dans The Yards et The Immigrant, les deux personnages masculins centraux sont cousins), le poids des parents sur les épaules des enfants… Dans chaque film de James Gray, la famille joue un rôle prédominant. Dans The Lost City of Z, elle est omniprésente comme un remords au loin, un havre de paix au retour. Et ici encore, l’opposition père/fils est un ressort nécessaire de l’intrigue. Quelque chose, non pas de sa biographie, mais de sa vérité personnelle est sans doute à trouver là, et il ne cesse de tisser des histoires où les liens se tendent et se distendent, où obligation et pulsion parasitent les sentiments. La généalogie a tant à voir dans ses récits que le personnage de Two Lovers est, au début du film, fracassé par une rupture due à une maladie génétique dont sa fiancée et lui-même étaient porteurs et qui aurait forcément affecté leur descendance. Et le seul film coécrit et coproduit à ce jour par Gray avec la France, en l’occurrence Guillaume Canet, ne l’oublions pas, s’appelle Blood Ties.

New York, New York


James Gray a grandi dans le Queens, et, adolescent, a passé beaucoup de temps dans le quartier de Brighton Beach, également appelé Little Odessa. Ses quatre premiers films se passent dans ces rues familières ; The Immigrant les recrée à l’aune de l’année 1921. Dans The Lost City of Z, pour la première fois, il s’éloigne de son New York natal. Il aura fallu qu’une star (Brad Pitt) lui passe commande d’un film sur l’explorateur Percival Harrison Fawcett il y a une dizaine d’années (James Gray a commencé à écrire juste après Two Lovers et avant de tourner The Immigrant), renonce finalement à l’interpréter, mais le coproduise avec sa société Plan B. Un film de commande, donc. Qui l’éloigne de ses bases urbaines, et même de l’Amérique, puisque ses héros sont anglais. Pourtant, les préoccupations de l’enfant du Queens sont bel et bien présentes.

Origines sociales


Il y a dans l’univers filmique de James Gray une obsession pour les origines sociales défavorisées dont on ne se défait jamais vraiment. L’impossibilité de l’accomplissement du rêve américain est chez lui un thème sous-jacent récurrent. Le jeune Russe de Little Odessa ne quitte son quartier que pour devenir gangster, et l’entrepreneur de The Yards ne peut que magouiller pour grimper dans l’échelle sociale. Le jeune homme de Two Lovers doit se marier dans son cercle : la jeune fille que ses parents lui destinent étant la fille du partenaire en affaires de son père et sa blonde voisine, fantasque, instable, n’est guère pour lui. La terre de promesses que vient chercher la jeune Polonaise de The Immigrant est un miroir aux alouettes, des promesses non tenues, un marchandage permanent. Percy, dans The Lost City of Z, a « mal choisi ses ancêtres » et ne pourra jamais, malgré ses faits d’armes, obtenir ses galons et intégrer la haute société britannique : devenir explorateur en Amazonie est son ticket gagnant vers un grade dans l’armée et une reconnaissance de ses pairs. Pourtant, en chemin, il trouve autre chose : la trace d’une cité enfouie, d’une civilisation bien antérieure à la sienne. Du rêve américain au rêve d’une Amérique (du Sud), il n’y avait qu’un pas.

L’Éternel retour


Selon James Gray, il n’y aurait que deux scénarios à dérouler : l’un sur un personnage qui revient chez lui, l’autre sur un personnage qui part de chez lui. Des contrats (Little Odessa), la prison (The Yards), une autre communauté (La nuit nous appartient), un mariage avorté (Two Lovers) : après une longue absence ses (anti)héros reviennent au bercail. Puis, dans The Immigrant, il narre le grand départ (de la Pologne) à l’origine du melting-pot américain. Et, synthèse absolue, Percy quitte sa famille pour devenir explorateur, revient, puis repart, revient encore et repart à la guerre et revient pour repartir. Toutes les influences de James Gray plus une : la mythologie grecque, Ulysse comme héros de tous les temps, de toutes les époques, de tous les pays.