Rencontre avec Déborah Lukumuena

« Je suis fan des parcours initiatiques »

Dans Robuste de Constance Meyer (en salle le 2 mars), elle tient tête au géant Depardieu et leurs deux corps semblent danser, tandis que les âmes fragiles de leurs personnages se dévoilent et nous bouleversent. 

Il y a ce souvenir d’elle aux Césars 2017, recevant la statuette pour son second rôle – mais le premier de sa vie – dans Divines (aux côtés d’Oulaya Amamra, couronnée Meilleur Espoir). À bout de souffle, Déborah Lukumuena racontait comment le cinéma ne cessait de la rattraper, de venir lui taper sur l’épaule dans son train-train quotidien. Elle était drôle, intarissable, joyeuse et désordonnée. C’était un moment de grâce, comme il y en a trop peu dans cette cérémonie. 

Depuis ce film de Houda Benyamina, où elle était évidente d’énergie, de naturel et de vivacité, Déborah Lukumuena a mené son sacré bonhomme de chemin, suivi les cours du Conservatoire, interprété de petits rôles à la télévision (elle est inoubliable en jeune mère venant d’accoucher dans Narvalo (saison 1) et dans la collection de courts engagés, H24 – 24h dans la vie d’une femme, en voix qui s’élève (en vers… et contre tous !) face à la violence faite à une sœur dans Le Cri défendu. Elle est montée sur scène dans Anguille sous roche d’Ali Zamir à Paris et en tournée Province. Elle a aussi choisi de beaux grands rôles au cinéma : Angélique, l’ex-SDF reconvertie dans l’aide à ses semblables dans Les Invisibles de Louis-Julien Petit ; Alma, la théâtreuse que la vie empêche de voguer vers son destin dans Entre les vagues d’Anaïs Volpé (sortie le 16 mars 2022). Et cette Aïssa, lutteuse et agent de surveillance dans Robuste, caparaçonnée dans son costume et son travail et qui, peu à peu, se lie à l’homme qu’elle accompagne. Et se délie. 

En mode junket, cheveux longs lisses et bicolores, vêtue d’un blouson satiné et flashy, elle passe d’une pièce à l’autre dans un grand hôtel de luxe, se pose sur le canapé, frotte ses mains avec gourmandise et se jette dans la conversation. Répondant aux questions d’un jet, enchaînant de longues phrases presque sans respirer. Sans s’essouffler non plus. Rencontre avec une actrice qui a du coffre.

Deborah Lukumuena dans "Robuste" de Constance Meyer - Copyright Diaphana Distribution

Premier déclic

 

« Dans Divines, il fallait plonger, j’avais répondu à une petite annonce pour faire de la figuration alors que j’étais étudiante à la Sorbonne, en 2014. J’ai aimé me retrouver devant une caméra et jouer cette histoire à fleur de peau, où il est question d’une « fureur de vivre ». Et puis, j’aimais le duo avec Oulaya Amamra, qui est Dounia, cette jeune femme entraînant son amie Maimouna dans une quête de dignité, d’argent et de bonheur. Je trouvais ça totalement générationnel : quand je l’ai tourné, j’avais 20 ans, ça aurait pu être une de mes luttes, d’aller chercher la fureur, l’excitation et le surplus. Et ce qui était bien dans la direction de Houda Benyamina, c’est qu’il n’y avait pas que l’appât du gain, il était question de dignité et de survie aussi. C’étaient des thématiques hyper-fortes, nos héroïnes avaient 16 ans, moi 20, et pourtant j’étais pleine d’admiration pour elles… »

 

Les Invisibles

 

« Ce qui m’a décidée à faire ce film, c’est le discours général du film et la démarche sociale qu’il y a à l’intérieur de cette narration. Ça m’a énormément touchée. Et mon personnage, Angélique, est le seul qui a été aidé et qui aide à son tour. Du coup, elle est un peu pivot ; on assiste en parallèle à ses questionnements à elle : comment j’aide, et est-ce que j’ai fini d’être aidée ? J’ai trouvé ça trop beau, au milieu de ce discours social, d’avoir à défendre ce petit parcours initiatique. Parce que moi, je suis fan des parcours initiatiques. Ça a commencé avec Divines, qui est un parcours initiatique avec une caméra embarquée ! C’est fou, mais j’ai pris à ce moment-là une décision qui a changé ma vie et je vis aujourd’hui les conséquences de ces choix… »

 

Entre les vagues

 

« C’est encore une histoire d’amitié, mais qui atteint un absolu, un paroxysme. Elles sont plus âgées, les enjeux ne sont pas les mêmes. Et puis il y avait le théâtre au cœur du film, que j’aimais beaucoup, et le fait que ce soit un duo où l’une apprend à disparaître au profit de l’autre et réciproquement. Surtout, ce qui me plaît, c’est qu’Alma est vraiment une héroïne beaucoup plus grande que moi, dans sa force, dans sa résilience, dans son rapport à l’autre. Il y a quelque chose de furieux, de coriace en elle. En tout cas, j’ai ressenti ce rôle comme une montagne à gravir. À plusieurs reprises, je me suis dit : je ne vais jamais y arriver. Il y a quelque chose de tellement plus grand chez elle ! J’ai encore peu de personnages à mon actif, mais c’était sans doute le plus difficile que j’aie eu à interpréter. Robuste se jouait à d’autres endroits, il fallait trouver comment exister dans une maîtrise, dans un cadre, qui sont des choses dont je n’ai pas l’habitude et c’était assez vertigineux. Et aussi trouver sa puissance dans le creux. C’est sans doute plus compliqué à faire qu’Entre les vagues, mais Alma m’a donné un peu plus de sueurs froides. Il faut dire que ma partenaire, Souleya Yacoub, est tellement formidable ! J’avais très peur d’elle. Mais j’ai appris qu’elle aussi. Anaïs passait son temps à nous rassurer toutes les deux sur le plateau. »

Deborah Lukumuena dans "Robuste" de Constance Meyer - Copyright Diaphana Distribution

Robuste

 

« Mon désir de ce film est un mélange de tout. Déjà, en recevant le scénario et en lisant simplement le titre, Robuste, j’ai ri, je me suis dit que c’était un très beau mot pour parler de corps massifs. J’étais pleine de curiosité : Constance Meyer ayant écrit ce script pour Gérard Depardieu et pour moi, j’étais impatiente de découvrir ce que cette femme, rien qu’en le voyant lui et en me voyant moi, avait bien pu vouloir raconter. J’avais peur d’être déçue, et en fait non. Je me souviens de l’avoir commencé pendant que j’étais en cours au Conservatoire, et je n’arrivais pas à m’arrêter, page après page. En sortant, j’ai appelé mon agent en disant : « Retenez cette femme, je veux absolument faire ce film ! » Et depuis, rien ne m’a déçue, ni d’elle, ni du projet, ni du film terminé, ni de sa narration, ni de ma collaboration avec Gérard. » 

 

Conservatoire

 

« J’ai terminé le Conservatoire juste avant la pandémie. Sauvée par le gong ! Avec Divines, une évidence s’est faite : j’avais envie de faire ce métier. Mais l’autre évidence, c’était qu’il me manquait de la technique et qu’il fallait que j’apprenne. Et cette décision d’entrer au Conservatoire, je l’avais prise avant même d’être nommée et finalement récompensée aux César, je suis donc assez fière de moi ! Recevoir ce prix n’a rien changé à ma décision. Ce n’était pas facile à assumer tous les jours parce que j’ai dû refuser des propositions : il y a un devoir d’assiduité et c’est bien normal… Mais aujourd’hui, j’en suis très satisfaite, mon bagage est hyper-lourd de tout ce que j’ai appris là-bas sur le plan culturel et littéraire. Ma diction a changé, ainsi que mon rapport à la scène, qui me nourrit énormément sur les plateaux de cinéma. Mon rapport à mon corps aussi, ma façon de me déplacer. Je pense que ce que je fais dans Robuste vient de la manière dont j’ai appris à me mouvoir au Conservatoire…

J’ai eu moult avertissements, avant. On m’a dit de faire attention à ne pas perdre ma flamme. Mais, en fait, ça a été facile de ne pas rentrer dans les rangs ; parce que, quoi qu’il arrive, je reste singulière. Il y a mon corps, qui ne ressemble pas à celui des autres. Et puis, les gens de couleur, ça reste quand même rare : par promotion, on était trente – quinze filles, quinze garçons – et nous étions trois personnes noires. Donc, quoi qu’il arrive, je ne coche jamais toutes les cases. L’ambiance n’était pas très bonne dans ma promotion, ça m’a donc, plus que jamais, éloignée des sentiers battus. Et c’est cool : j’ai pris ce que j’avais à prendre, j’ai dévoré les textes classiques et j’ai aiguisé mes goûts. »

 

Partir de soi

 

« Quand on joue, quels que soient les histoires et les personnages, tout part de soi. Les discussions avec les réalisateurs et réalisatrices sont des outils en plus, qui vous servent beaucoup. J’ai compris qu’il fallait garder la base, l’énergie de départ, ce que certains appellent « le naturel » ou « la fraîcheur ». Mais j’ai aussi compris qu’il fallait la réinitialiser entre chaque projet, cette énergie. Je pense que partir de moi m’a énormément aidée à cultiver ce « naturel ». Quel que soit le rôle que je choisis, non seulement je pars de moi, mais je passe par le physique qui est le mien. Parce que mon corps me donne aussi l’impulsion vers ces rôles-là. Par exemple dans Robuste, pendant la moitié du film au moins, Aïssa est en costume strict, en tailleur pantalon presque masculin, donc elle est centrée, cintrée, contrainte. Même dans ses tenues de lutte, elle est comme en uniforme. Elle garde tout le temps ses tresses aussi : il y a vraiment chez elle quelque chose de sage et de contrôlé. Elle aime faire son travail, elle le dit. Ce à quoi Georges répond : « Moi, j’aime faire chier »…

Ensuite, le propos du film, c’est qu’elle s’affranchit de ces vêtements-là, qui ont été longtemps une carapace qu’elle s’est forgée, et elle ose se doucher devant les autres femmes. Pour moi, non seulement elle dit par là que sa féminité compte, que son corps robuste compte et qu’il est assumé, mais elle dit aussi qu’elle peut vivre sans ces cadres dans lesquels elle était restée un peu bloquée. »

 

Enfance

 

« Il y a un truc très rousseauiste dans Robuste, dans le fait de retourner vers l’enfance, qui fait partie de la narration de Constance Meyer. Moi, j’aime beaucoup Jean-Jacques Rousseau, parce que dans ses Confessions, qu’il commence à écrire alors qu’il a plus de 50 ans, il raconte ce qui lui est arrivé quand il était plus jeune et, en fait, je trouve qu’il est resté un enfant éternellement. Il y a ça dans Robuste, quelque chose de sensoriel qui s’embrase pendant le récit et qui nous fait voir l’enfant dans Georges… et dans Aïssa aussi, mais un peu plus dissimulé ! En tout cas, l’enfant dans Deborah, elle est là. Il y a une enfant qui gigote en moi, quels que soient les rôles. Cette enfant, c’est ma base, elle est une partie inhérente de ce que je suis, et, souvent, je frappe à sa porte pour savoir si elle est là, si elle est prête. »

 

Histoires de femmes 

 

« Pour moi, il y a un lien entre tous mes films, un fil rouge. Ce sont différentes forces, qui racontent différentes histoires au féminin. Et c’est comme une exploration. Je suis encore dans un immense Sahara par rapport à ma féminité, par rapport à mon utérus : j’ai encore plein de choses à traverser. Et je pense que j’y arriverai à la fin de ma vie seulement. Le cinéma, c’est une façon de faire ça, d’avancer à chaque rôle, c’est un cours d’apprentissage. Dans cette ère actuelle où l’on examine toutes ces questions de genre, comment se réinventer, comment être un homme, comment être une femme, être binaire ou non binaire, etc. ; je trouve que ce sont des questions lancinantes. Moi, je suis binaire, je considère que je suis femme et je me sens femme. Mais ces questions-là me touchent tout autant, même si je sais que je suis assez imperturbable sur le fait d’être moi-même binaire. Tout est lié. »

 

Gérard Depardieu

 

« A priori, je me suis demandé comment faire pour trouver ma place, parce que ce n’est pas qu’il prend de la place, c’est que vous avez envie de la lui laisser, tellement il est plein de tout ! En tant qu’acteur, tout ce qu’il fait, tout ce qu’il dit est riche. Il peut juste taper sur la table et se redresser et, dans ce mouvement, il y a quelque chose d’un tourbillon. 

A posteriori, je peux dire qu’il m’a laissé énormément de place. Il a bien vu qu’il m’impressionnait, mais il n’en a pas du tout profité. Et, même si c’est fou de dire ça, je me suis vraiment sentie comme son égale ! En plus, il n’y avait pas le temps d’être intimidée, parce que le tournage était très dense : ce sont de grands personnages avec beaucoup de non-dits, ça exigeait plus de concentration, plus de recherche, plus de complicité. C’est un monsieur qui a son histoire, qui est très imposant, très généreux, et c’était fort. Si fort que je ne souhaiterais pas rejouer avec lui, parce que j’aurais trop peur que ce soit moins bien. Bonne chance à la personne qui voudra nous réunir à nouveau pour trouver une histoire plus jolie que celle-ci ! »