Décentrer le regard

Entretien avec Sam Stourdzé, directeur de la Villa Médicis

Moments magiques. Sous des nuages fuligineux, à la nuit tombée, les somptueux jardins de la Villa Médicis à Rome ont accueilli du 14 au 18 septembre des projections en plein air. L’organique La Montagne de l’ancien pensionnaire Thomas Salvador, le très sensible Les Enfants des autres de Rebecca Zlotowski, Padre Pio d’Abel Ferrara ou Stella est amoureuse de Sylvie Verheyde ont nourri, aux côtés d’œuvres filmiques singulières projetées la journée dans le grand salon et la chaleureuse petite salle Michel Piccoli, le 2e Festival du Film de la Villa Médicis.

Ces murs illustres n’abritent pas seulement un des plus beaux patrimoines mondiaux, figé par essence. L’énergie d’une ruche en mouvement s’y déploie, et notamment pendant un événement comme celui-ci, où se côtoient des cinéastes venus de partout, un public curieux et la nouvelle promotion de pensionnaires. Séjourner à la Villa Médicis, c’est faire l’étrange expérience du temps suspendu entre hier, aujourd’hui et demain. Et pendant son Festival du Film, c’est ouvrir un peu plus encore son regard sur la diversité du cinéma et sur les mondes qu’il donne à découvrir, sentir et comprendre. Rencontre avec l’actuel directeur, Sam Stourdzé, qui a initié, entre autres, cet événement.

 

Vous avez reçu l’an passé Edgar Morin, qui a célébré le cinéma, cet « art profondément collectif, situé entre le merveilleux et le réel ». Ses mots et cette rencontre vous inspirent-ils encore aujourd’hui ?

J’ai invité Edgar Morin lors de la première édition de notre Festival du Film, car j’avais très envie de l’entendre nous expliquer pourquoi il aime tant le cinéma. Quand on pense que Roberto Rossellini l’a appelé un jour pour lui demander s’il pouvait utiliser le titre de son livre L’Année zéro de l’Allemagne pour intituler son film, on prend la mesure vertigineuse de l’histoire qu’il a traversée. Edgar Morin incarne le XXe siècle. J’aime sa pensée, sa manière d’avoir été et d’être encore en avance sur son temps. Je l’avais aussi reçu à Arles lorsque j’y dirigeais les Rencontres. Il était venu faire une communication dans le théâtre antique alors qu’il pleuvait des cordes ; c’était un moment un peu surréel et j’avais été très touché par sa soif d’aller vers l’autre, vers des expériences nouvelles. Lorsque j’ai été nommé à la Villa Médicis, je lui ai proposé de l’accueillir en tant qu’artiste invité. Il a résidé et travaillé ici pendant un mois et cela a donné lieu à des rencontres avec les pensionnaires et avec le public. Ce lieu, qui est à la fois une résidence, un centre culturel et un patrimoine remarquable, a cette forme hybride un peu indéterminée, qui permet de tester des choses et d’avoir un esprit de communauté et de laboratoire.

L’interdisciplinarité est-elle au cœur de votre action ? N’est-elle pas indispensable à l’élaboration des nouveaux imaginaires invoqués pour penser le monde de demain ?

Bien sûr. C’est pour cela qu’au-delà de la beauté du lieu, c’est aussi le caractère complexe de la Villa Médicis qui m’intéresse. J’ai passé beaucoup de temps lors de mes premiers postes, qui étaient très thématisés dans leur approche de la photographie et du cinéma, à introduire de l’interdisciplinarité – à Arles où au Musée de l’Élysée à Lausanne, en faisant dialoguer la photographie et les images avec l’architecture ou la musique. Cette pluridisciplinarité est inscrite dans l’ADN de la Villa et me réjouit. Nous accueillons plus de catégories que de pensionnaires. Il y a parmi eux cette année, par exemple, une juriste, une spécialiste en chorégraphie du voguing, une metteuse en scène. Cela nous permet de réaffirmer que nous sommes une résidence de recherche et de création, et non de production. Ce temps de la pensée est essentiel et il est ce qui nous fait à tous le plus défaut. Nos pensionnaires ont un an devant eux pour penser leurs projets sans obligation de résultat, ce qui n’a rien du dilettantisme.

Vous leur offrez quelque chose de précieux : l’otium, ce temps du loisir créatif, de la méditation, de la maturation…

Les artistes et les créateurs repensent le monde avec leur poésie, leur complexité, sans être dans une approche scientifique et rationnelle des choses – et c’est pourquoi j’aime tant être à leurs côtés. Partir des critères d’évaluation nous plombe. À chaque fois qu’on veut tenter d’évaluer la rentabilité de quelque chose, on se met dans des logiques productivistes. Sans être anticapitaliste, je trouve cela très important qu’un État puisse financer une résidence dont les critères d’évaluation ne sont pas indexés sur la rentabilité. On peut aussi se satisfaire d’avoir passé un an à se renourrir spirituellement, intellectuellement pour les dix années à venir.

Sam Stourdzé par Danièle Molajoli.
Cette sensation d’être profondément nourri grâce à cet otium, vous l’avez vous-même éprouvée lorsque vous étiez pensionnaire à la Villa.

Cette expérience a changé ma vie. Parce que cela m’a permis de travailler très librement, de ne pas être uniquement centré sur une tâche assignée dans un temps déterminé. Je savais que j’avais douze mois offerts devant moi et qu’il m’était autorisé de chercher tous azimuts, de m’égarer, de me tromper et de faire marche arrière. C’est aussi une manière de se dépasser que de pouvoir changer d’approche et de paradigme. Les créateurs inventent le monde et il faut qu’ils puissent sortir des sentiers battus, des cases, et cela demande une méthode de l’errance et du tâtonnement qui est rarement autorisée aujourd’hui. Si un artiste ne peut pas vivre de son art, il lui faut changer de métier. J’ai vu beaucoup de grands créateurs jeter l’éponge faute de modèle économique.

Dans quelle mesure le Festival du Film fait-il écho à cette philosophie ?

Le festival a son unité. Le cinéma est un langage créatif extrêmement libre. Nous programmons ici un cinéma particulier. Peu de festivals de films sélectionnent autant d’OVNIs que cette sélection, et nous voulons maintenir cette ligne, qui consiste à ne surtout pas classifier les films. La pluridisciplinarité que nous évoquions va de pair avec la déclassification. Les membres du comité de sélection viennent du monde de l’art contemporain et du cinéma. Par ailleurs, nous sommes un acteur culturel de Rome et il y a dans cette ville peu d’offres relatives à ces nouvelles formes d’écriture artistique. Ce festival est un projet de programmation de centre culturel, qui est une de nos trois missions, mais nous le traitons comme une résidence pour les cinéastes invités à présenter leur film et à se rencontrer, et le patrimoine est mis à contribution, car la Villa se transforme pendant ces journées-là en multiplexe. J’aime ces jours de chaos, où soudainement six cents personnes se retrouvent le soir sur le Piazzale pour voir un film en plein air sans qu’on sache s’il va pleuvoir ou non. La cafétéria devient un lieu d’échange. Le patrimoine devient un réceptacle.

Festival du film de la Villa Médicis 2022
Ce qui frappe à la Villa Médicis, surtout lors d’un événement comme ce Festival du Film, c’est la cohabitation entre le figé, l’Histoire, le patrimoine remarquable, et le mouvant, la jeune création et sa liberté artistique. Le risque en ces murs est de s’enfermer dans une tour d’ivoire. Comment, dès lors, agir pour avoir un impact sur le monde, a fortiori en temps de crise ?

C’est le premier risque, le premier travers de ce lieu. Nous sommes dans le temple de l’immobilisme. Le patrimoine est figé par définition. La Villa a cette façade austère qui domine la ville. Mais le patrimoine a aussi quelque chose de rassurant. On aime y ressentir la notion de racines et d’ancrage, dont nous avons tous besoin. Mon projet est d’introduire de la mobilité dans ce lieu. Une mobilité artistique, sociale et internationale. C’est ce que j’ai toujours aimé faire partout où je suis passé. Ici, on touche au cœur des questions sociétales. Comment participer au vivre ensemble, au bien commun est une de nos grandes préoccupations. La question de l’écologie est essentielle. Parmi nos pensionnaires, par exemple, nous avons choisi une juriste qui travaille sur le droit du vivant. Par ailleurs, nous faisons venir des lycéens en filière professionnelle pour ouvrir le public de la Villa à des jeunes qui n’ont pas eu la chance de visiter Rome avec leurs parents. Ce lieu provoque un effet de sidération et a la capacité à redonner un certain élan et des perspectives à ceux qui s’y rendent. Nous avons aussi reçu des architectes pour leur faire construire des cabanes dans nos jardins, dans l’esprit de l’économie circulaire, du recyclage. Le jardin est totalement écologique depuis dix ans. C’est une première à Rome et en Italie. Parfois, au détriment de sa vivacité. Nos pelouses ne sont pas arrosées l’été, nous restons sur des cycles naturels.

Lorsque vous êtes arrivé la première fois à la Villa, en tant que pensionnaire, quel effet vous a-t-elle fait physiquement ? Comment avez-vous ressenti son acoustique, ses parfums ?

Le son et l’odorat sont deux sens qui me font défaut, c’est pourquoi j’ai choisi une carrière visuelle ! Pour autant, j’ai un certain nombre de souvenirs sensoriels. À l’époque, en emmenant ma fille à l’école le matin et en passant devant la Villa, je prenais conscience de ma chance d’habiter un lieu d’une pareille beauté. Être entouré de beau égaye vos journées. D’un point de vue olfactif, nous avons une allée d’orangers sur quatre cents mètres et des citronniers qui fleurissent actuellement. C’est un parfum qui me met en joie et qui est, pour moi, très associé à l’Italie et à la Villa Médicis. J’ai d’ailleurs souhaité qu’on replante cent quatre-vingts orangers ces deux dernières années. C’est aussi le jeu de cet endroit : pouvoir créer de la terre, car nous sommes responsables de ce jardin et de ce qui s’y plante.

Sur le plan sonore, j’ai des souvenirs contradictoires. Nous sommes dans un îlot de paix de sept hectares en plein centre-ville, mais la Villa est un lieu sonore : on y entend le bruit de la ville, de la route, et notamment de cette autoroute qui nous sépare des jardins de la Villa Borghese, qui fait huit cents mètres et comporte quatre voies. J’aime ces contrastes et suis sensible à ce rappel sonore à la réalité urbaine.

Petite question rituelle à Bande à part : que représente la grâce pour vous ?

C’est une question que je me pose rarement. Si j’étais entouré de laideur, je me poserais la question de la grâce. Mais ici, au cœur du beau, cela ne m’intéresse pas d’y ajouter de la grâce. Ce qui m’intéresse, c’est d’aller trouver une certaine grâce dans le chaos, dans les marges, les revers. D’où cette exposition sur les gribouillages d’artistes comme écriture ultime, que nous avons montée au printemps et qui arrivera à Paris en février prochain. C’est une manière d’aller décentrer le regard. Si la Villa Médicis peut apporter de la grâce, j’aimerais que ce soit à ceux qui n’en font pas souvent l’expérience.

Vous avez beaucoup travaillé sur Fellini. Vous nourrit-il toujours aujourd’hui ?

C’est une figure tutélaire, comme Chaplin, sur lequel j’ai aussi beaucoup travaillé. Fellini est une clé pour comprendre ou pour accepter de ne pas toujours comprendre l’Italie. Il est le grand chorégraphe du chaos, de la grande parade, qui a su mettre une certaine grâce dans cette désorganisation. Plus on regarde ses films, et notamment les plus approximatifs datant des années 1980 comme Ginger et Fred ou Intervista, plus on y découvre des anticipations sur nos sociétés actuelles. Je suis heureux de voir que l’Italie, dont on a dit que le cinéma était éteint, jouit d’un grand dynamisme cinématographique aujourd’hui. Les frères Martino, Pietro Marcello, Alice Rohrwacher, une dizaine de cinéastes entre trente et cinquante ans font un cinéma de qualité en ayant su se libérer de ses figures tutélaires, en ayant pris le meilleur de leur apport sans tenter de les imiter.