Sans filtre (Triangle of Sadness)

De la vertu de la purge ?

Après la Fashion Week, Carl et Yaya, couple de mannequins et influenceurs, sont invités sur un yacht pour une croisière de luxe. Tandis que l’équipage est aux petits soins avec les vacanciers, le capitaine refuse de sortir de sa cabine alors que le fameux dîner de gala approche. Les événements prennent une tournure inattendue et les rapports de forces s’inversent lorsqu’une tempête se lève et met en danger le confort des passagers. Sans filtre, Palme d’or du Festival de Cannes 2022, divise notre bande. 

Le pire est à venir. Ne vous effrayez pas : vous allez rire. Jaune, noir, jusqu’au malaise, jusqu’au vertige, mais c’est pour votre bien. Ruben Östlund est votre meilleur thérapeute. Sa thérapie a un nom : la purge. Une vraie saignée : il faut tout vider. La purge est dingue, inconfortable, mais à la fin, elle fait le plus grand bien. La grande purge sociale par le réalisateur de Snow Therapy et The Square, Palme d’or 2017, se poursuit avec Sans filtre (précédemment titré Triangle of Sadness), à la cruauté jubilatoire et terriblement excitante. C’est la mise en pièces tragi-comique d’un monde à gerber, avec son fric obscène, son capitalisme amoral, sa société du spectacle exhibitionniste, sa société de classes dégueulasse, ses petites horreurs économiques. Bienvenue dans un monde puissant, écrasant, dont il met en scène le naufrage et dont les personnages à vomir, littéralement, finissent par se vider, dégueulant leurs noires entrailles, pourries de l’intérieur. Évidemment, ça donne des haut-le-cœur, qui rendent le monde instable, vacillant, et fait perdre pied à tous, du haut en bas de la société. Mais que c’est drôle, ce cauchemar social improbable dans lequel se noient les salauds, pauvres types ridicules, mais qui, au fond, n’épargne personne. Sans filtre, c’est la grande vidange qui nous retourne la conscience. Dans le miroir de ce monde abject que renvoie ce film, on se dit que c’est insupportable. Quel triste spectacle ! Quelle solitude ! 

On peut envisager la purge d’une manière ultraviolente comme dans la saga American Nightmare, mais le style d’Östlund, cynique comique, c’est le grand rire noir et lucide ! Avec Ruben Östlund, le cinéma satirique a peut-être trouvé sans le savoir son nouveau Georges Feydeau (on pense au retour du refoulé avec le pot de chambre dans On purge bébé) et son nouvel Antonin Artaud, penseur de l’être et de l’homme. Sans filtre, dans son grand dérèglement, fait de la purge par le vomi. Les personnages dégueulent sur un yacht en folie, pris dans une tempête. Ça crie, ça hurle, ça éructe. Sans filtre, avec ces gens aussi malades que le monde qu’ils ont créé qui sombre, rejoue à sa façon Antonin Artaud, dans sa création radiophonique longtemps censurée, commande de l’ORTF, en 1947, « Pour en finir avec le jugement de Dieu ». Il y disait, ce que dit encore le dernier film d’Östlund, en compétition cannoise : « Là ou ça sent la merde, ça sent l’être ».

 

Jo Fishley

Sans filtre (Triangle of Sadness) de Ruben Östlund. Copyright Tobias Henriksson / Bac Films.

Quelle position adopter devant cette farce anticapitaliste habilement composée en trois tableaux ? On y entre, d’abord séduits par la singularité du dispositif et la progression du récit, qui met en lumière les aberrations de notre société du spectacle et l’aliénation de la classe dominante pervertie par l’argent. Puis on chemine, conquis par l’humour délirant des dialogues et les séquences navales où la tempête s’installe. Et vient le moment où l’on sort de la danse et tourne le dos à ce qui se joue devant nos yeux : lorsque Ruben Östlund s’acharne en filmant comme une serpillière, à plusieurs reprises, une femme en sous-vêtements se vidant de partout, ballottée d’un bord à l’autre du sol de sa salle de bains dans une mare de déjections au cœur du naufrage, il nous perd et nous révulse. Certes, Sans filtre est une farce, une satire, qui, par essence, dénonce une situation inique et les travers révoltants d’un monde qui court à sa perte. Certes, ses personnages de nantis décadents ont perdu toute verticalité et toute droiture (comme le donne à voir littéralement la savoureuse séquence où la silhouette du capitaine marxiste et néanmoins américain dessine une diagonale dans le plan, alors qu’il accueille ses convives sur son yacht chahuté par une météo intranquille). Mais est-ce une raison pour piétiner leur dignité et s’autoriser une telle complaisance ? Aucun rachat n’est-il envisageable ? À quelle vision de l’Humanité sommes-nous supposés adhérer ? Et surtout, où se situe exactement Ruben Östlund ? Au-dessus de la mêlée ? 

 

Anne-Claire Cieutat

Sans filtre (Triangle of Sadness) de Ruben Östlund. Copyright Tobias Henriksson / Bac Films.

Tel le fou du roi, Ruben Östlund crie et parle fort, mais n’est pas bien méchant. Plutôt que de froisser le monde du capitalisme et des ultrariches qu’il prétends dénoncer, Sans filtre en offre une caricature si grossière qu’elle s’éloigne de toute réalité. Si The White Lotus, sur un même thème, s’intéressait véritablement à ses personnages, Ruben Östlund semble surtout chercher la blague cracra. Oui, c’est extrême, (avec un goût appuyé pour les selles et le vomi), mais qu’est-ce que ça raconte ? Que vendre des armes ou son corps contre de l’argent, c’est mal ? Que ceux qui ont tout exploitent ceux qui n’ont rien ? Il semble que personne n’a attendu le cinéaste suédois pour découvrir ces évidences. Pour autant, le capitalisme n’a jamais été aussi violent. Il a changé, s’est adapté, s’inscrivant en faux contre cette image à grand renfort de communication. Les grands patrons de la tech, les plus grosses fortunes mondiales ne sont plus bling bling. Leurs entreprises défendent des valeurs, jouent la carte de l’inclusif. Mais le monde néolibéral n’est-il pas plus violent et cruel ? Il a, hélas, de beaux jours devant lui, si pour riposte le cinéma ne lui offre que cette gentille comédie trash. Qui choque le bourgeois autant qu’une mise en scène de Bertolt Brecht par l’option théâtre de Louis-le-Grand.

 

Pierre Charpilloz