Chez Pascale Montandon-Jodorowsky et Alejandro Jodorowsky, la vie et la création avancent main dans la main, sans séparation. Depuis leur rencontre en 2005, ces artistes vivent et travaillent ensemble. Pascale, auteure d’une œuvre picturale d’une infinie délicatesse, a signé les costumes des films de son époux, La Danse de la réalité et Poésie sans fin ; ainsi que la photographie de Psychomagie, un art pour guérir. Alejandro est cinéaste, mais aussi poète, essayiste, scénariste de bandes dessinées, dramaturge, et créateur de la psychomagie. Un beau jour, en retrouvant un dessin d’Alejandro, Pascale et lui ont eu l’idée d’une nouvelle collaboration, picturale, cette fois. Ainsi naît pascALEjandro, entité artistique et enfant symbolique, baptisé de la contraction de leurs deux prénoms.
Après plusieurs expositions en France, aux États-Unis et au Japon, une nouvelle exposition s’ouvre ce 4 septembre et se tiendra jusqu’au 9 octobre 2021 à la Galerie Kamel Mennour (47 rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e). Trente-trois œuvres au dynamisme saisissant viendront donner à voir et à sentir une vision du monde qui fait fondre les frontières entre le visible et l’invisible, l’ombre et la lumière, le tragique et la joie de vivre. Ces œuvres, dont les traits, dessinés par Alejandro Jodorowsky, et les couleurs de Pascale Montandon-Jodorowsky fusionnent en parfaite harmonie, déploient une énergie vitale salvatrice et nourrissent de leurs hautes vibrations leur spectateur, invité à la fête. Conversation avec pascALEjandro autour du processus créatif et de son pouvoir guérisseur.
Alejandro Jodorowsky : Je m’interroge depuis toujours sur le sens de l’Être, par opposition au paraître. Le paraître est dépendant de paramètres sociaux, historiques, politiques, économiques, etc. L’être humain n’a pas atteint sa complétude. Nous sommes en cours d’évolution et sommes encore ignorants : où finit l’univers ? Qu’y a-t-il au centre de la Terre ? Où commence la matière ? Nous ne savons pas tout et ne nous connaissons pas nous-mêmes. Nous avançons vers la lumière, sans savoir où nous allons arriver. Quand on est artiste, on est au cœur de ce changement perpétuel. Tout artiste évolue constamment. L’art lui-même est une évolution. Si un art est fixe, c’est qu’il a trouvé un procédé, commercial et industriel.
pascALEjandro n’est plus le même qu’à ses débuts, car notre relation, à Pascale et à moi, a évolué. C’est une œuvre à quatre mains et nous communiquons beaucoup plus et mieux aujourd’hui qu’au début de notre collaboration. Nous sommes progressivement devenus un quadrupède et avançons ensemble ! Pascale n’illustre pas mes dessins par la couleur, elle les complète. Et moi, je dessine avec l’idée que ses couleurs vont intervenir et modifier la signification de mon dessin.
Si pascALEjandro n’avait pas évolué, ce serait une catastrophe ! L’art actuel a tendance à éliminer l’Être, son côté magique, sa merveilleuse ignorance. Tout est un dans l’univers, or l’intellect et le paraître divisent. Nos parts émotionnelle, intellectuelle, sexuelle, corporelle et spirituelle sont éparses et l’être humain se retrouve fractionné. pascALEjandro vise à atteindre l’union, celle de deux artistes qui tentent de ne rien raconter de fixe et de tout laisser ouvert à l’interprétation de chacun.
Pascale Montandon-Jodorowsky : pascALEjandro est la création d’un être. Un être qui respire, vit, grandit, évolue. La différence avec une collaboration classique entre deux ou plusieurs individus, est précisément que nous créons une unité, une entité. Nous sommes partis d’une expérimentation et d’un manifeste : pascALEjandro est un idéal de création à deux, le fruit de notre amour et de notre fusion artistique, nourrie de nos deux individualités. C’est cela que nous avons voulu montrer lors de nos précédentes expositions. Lors de celle à la Galerie Azzedine Alaïa en 2017, nous avons assumé le nom pascALEjandro pour la première fois et cela était un acte en soi. pascALEjandro est plus qu’un projet artistique pour nous, car nous ne séparons pas la vie et l’art.
pascALEjandro a évolué formellement. Une fusion plus évidente entre nos parties a opéré. Alejandro dessine le trait et je viens donner chair au dessin par les couleurs et la lumière. Dans les premières œuvres, ces deux parties se distinguent plus qu’aujourd’hui. Par excès de respect pour le trait d’Alejandro sans doute, je tâchais de ne pas interférer dans le dessin, mais il y a désormais une intégration plus évidente entre les couleurs et le trait pour finalement ne faire plus qu’un. Ainsi, cette fusion ouvre-t-elle le champ de l’œuvre. Dans nos premières réalisations, il y avait des thématiques récurrentes : l’amour, la mort, des questions existentielles, etc. Comme un artiste qui, selon moi, doit être au service non pas de son ego, mais de son œuvre, pascALEjandro s’exprime aujourd’hui en lui-même, presque à notre propre insu. L’œuvre, en évoluant, nous apprend des choses. Ainsi, quand quelqu’un la regarde et nous donne son interprétation, il voit des choses qui nous avaient totalement échappé. C’est la joie et la magie de créer ensemble : on donne au monde une œuvre qu’il s’approprie.
À contre-courant
Alejandro Jodorowsky : Ce n’est pas tout à fait comme les surréalistes. Avec pascALEjandro, il y a une dissolution de l’ego : pascALEjandro est un personnage, non une personne. Pascale et moi sommes les parents de pascALEjandro et n’étant pas lui, parfois, on ne sait pas nous-mêmes ce qu’il veut dire. J’ai parfois une intention de départ et quand je me mets à dessiner, le trait prend une autre direction, comme s’il devenait autonome. Nous avons ainsi constaté que plusieurs de nos œuvres fonctionnaient sur le mode thèse/antithèse. Nos thèmes sont traités parfois sous deux points de vue : l’un pessimiste, l’autre optimiste. Et cela s’est fait naturellement.
Pascale Montandon-Jodorowsky : Lors de nos premières expositions, il y avait une diversité dans la profusion des œuvres. Cette fois, en effet, il y en a beaucoup qui se font écho. Par exemple, Les Immigrants, qui représente des personnages en quête d’un idéal sous un climat plutôt tragico-poétique, fait écho à Exode heureux, qui évoque le voyage, la traversée et l’exode sous un angle un peu plus heureux. pascALEjandro est le contraire de quelque chose de conceptuel, il n’y a donc pas de systématisme dans notre travail. Mais on découvre au fur et à mesure des échos entre les œuvres et ces découvertes nous ravissent. L’art, c’est ouvrir des mondes, créer des passerelles, et accepter le mystère qui jaillit de tout cela. Quelque chose nous échappe dans notre création et c’est merveilleux.
Alejandro Jodorowsky : pascALEjandro incorpore la personne qui regarde les tableaux. Le spectateur fait partie intégrante de l’œuvre, car elle va donner son interprétation. C’est un peu comme le Tarot. Chaque carte est ambivalente et libre : elle change de signification selon le psychisme de chaque personne. Chaque fois qu’on regarde les cartes, on découvre quelque chose de nouveau. C’est cela qui produit un changement spirituel.
Il y a un lien entre le tableau et le spectateur. Pourquoi La Joconde est-elle supérieure à La Cène de Da Vinci ? Parce que dans le second, il affirme quelque chose, tandis que dans le premier, il laisse la place au mystère. Qu’exprime ce portrait ? On ne le sait pas et cela le rend vivant. D’autant que selon l’emplacement d’où on regarde La Joconde, elle change. Ce tableau permet au spectateur de s’ouvrir à lui-même.
Alejandro Jodorowsky : Arcimboldo avait un système : l’accumulation des objets donnait naissance à un sujet. Il était pris dans ce système, tout génial puisse-t-il être, comme dans une prison mentale. Or l’art doit rendre libre ! pascALEjandro veille à ne pas s’enfermer dans un style précis pour laisser le spectateur libre, lui aussi. Ce qui n’empêche pas le plaisir esthétique, bien sûr. Cela reste de l’art visuel, mais avec un point de vue différent de celui de la peinture classique.
À la lumière de la lune
Pascale Montandon-Jodorowsky : Il y a une dimension formelle qui évolue, une envie d’exploration à quatre mains. Ces éléments en volume sont pensés, choisis, réalisés et créent une profondeur et un dialogue supplémentaires à l’intérieur des œuvres.
Alejandro Jodorowsky : Dans pascALEjandro Forever, qui comprend des abeilles en volume, nous montrons les parents de pascALEjandro dans leur tombeau et la manière dont il perçoit leur mort. La peinture voit l’artiste ! Voilà une nouvelle dynamique !
Pascale Montandon-Jodorowsky : Absolument. C’est comme une catharsis. Pas seulement pour braver l’idée de notre mort. Alejandro en parle toujours en disant que le travail d’une vie est de mourir heureux. Pour ma part, je n’ai pas tant peur de ma propre mort que de celle d’Alejandro. Dans le fait de nous faire mourir ensemble, nous réalisons cette non-séparation. Le titre est explicite ! pascALEjandro nous permet aussi de nous diriger vers une forme de sagesse de l’artiste, qui doit braver son propre ego pour être guidé par l’œuvre elle-même. Alejandro dit toujours que les œuvres sacrées ne sont pas conçues, mais reçues par celui qui les crée. Ainsi le Tarot est-il un langage et un art sacrés, qui n’ont pas d’auteur. C’est aussi ce qui le rend mystérieux. Nous n’avons pas la prétention de dire que l’œuvre de pascALEjandro est sacrée, mais nous nous mettons en état de réceptivité de l’œuvre. Et cela commence dans le fait de se mettre au service de l’autre et de se laisser surprendre. Nous nous laissons emmener par notre création commune, qui est notre enfant symbolique, qui nous survivra et donnera à sentir ce qu’il y a de plus profond en nous.
Alejandro Jodorowsky : pascALEjandro permet la réalisation d’une œuvre transpersonnelle.
Pascale Montandon-Jodorowsky : Parce que c’est la manifestation de l’amour et de l’union. Nous vivons ensemble et nous aimons. En créant ensemble, Alejandro, artiste mythique, prenait au début le risque de partager la scène avec une artiste plus jeune ; et moi, celui de disparaître dans son ombre. Ces questions se sont posées. Mais quand on fait œuvre par amour, les questions sont vite balayées. Où est sa tâche ? Où est la mienne ? Quand l’union opère, on n’y réfléchit plus. Nous vivons dans un monde de séparation. Mais quand on s’aime, on partage absolument tout puisque que chacun ne prend rien à l’autre à son insu. On fait œuvre commune, ce qui implique de tout donner, inconditionnellement. Et ainsi, l’œuvre nous emporte.
À la lumière de la lune
Alejandro Jodorowsky : C’est au spectateur de dire ce qui s’y joue. De la même manière que c’est au spectateur de donner du sens au personnage du Pierrot, ici, des oiseaux, là, etc. D’un tableau à l’autre, il n’y a pas de style unique, mais une grande liberté. Quand je dessine, je ne suis pas tout à fait moi. Je suis en transe. Et je pense à Pascale.
Pascale Montandon-Jodorowsky : Une fois que l’œuvre naît, elle regarde le spectateur, qui va la recevoir avec sa sensibilité et sa manière de penser. Il n’y a rien de définitif et de fermé dans l’œuvre de pascALEjandro. C’est une création ouverte.
Alejandro Jodorowsky : Bien sûr. Cela ne serait pas envisageable si notre art était au service d’idées politiques ou religieuses, par exemple.
Pascale Montandon-Jodorowsky : Quand on parle d’ouverture, cela correspond aussi à notre position dans le monde, qui est foncièrement positive. L’œuvre d’Alejandro vise à guérir le monde. Je ne vais pas me substituer à lui, bien sûr, mais pascALEjandro partage cette ambition. Quand on évolue et ouvre sa conscience, on avance vers la lumière, non pas vers un positivisme béat, mais vers quelque chose qui panse les plaies, ouvre les passerelles et nous rapproche d’une dimension spirituelle.
Alejandro Jodorowsky : Un tableau d’Arcimboldo va te dire : « apprends à voir ». Un tableau de pascALEjandro, lui, te dit : « apprends à TE voir ».
La Cible de l’ombre
Pascale Montandon-Jodorowsky : Dans notre façon de vivre et de créer, nous faisons avec ce que nous sommes et ce que nous pensons. Nous ne sommes pas hors du monde, mais au cœur du monde. Tout ce que nous faisons artistiquement vise à atteindre une dimension sublimée. L’ambition de toute œuvre authentique est de changer le monde, de le guérir. Une œuvre n’a pas vocation à faire un commentaire sur ce qui se joue dans le monde, elle ne doit se substituer ni à la sociologie ni au journalisme. Ce n’est pas non plus un ornement ou un simple divertissement. Nous croyons encore à la vertu du beau, parce que le sublime passe par le beau et par l’émotion. Nous sommes dans un rejet du cynisme et de la peur des émotions. Nous sommes tous faits d’émotions et de sentiments et l’artiste doit être en prise avec ça.
Alejandro Jodorowsky : Notre travail doit obéir à une création, y compris lorsque nous faisons un collage. Les insectes en volume dans nos tableaux sont créés de toutes pièces. Nous avions fait l’expérience d’un collage avec un objet préexistant à l’œuvre et nous sommes dit qu’il fallait aller plus loin et créer les objets collés, afin qu’ils soient partie prenante du processus de création. De la même manière, nous n’appartenons à aucune doctrine. Un tableau qui se dit catholique, rabbinique ou communiste m’emmerde ! Un tableau de pascALEjandro est un tout en soi : il est libre.
Pascale Montandon-Jodorowsky : Le discours ne doit pas précéder l’œuvre. D’ailleurs, on pourrait ne pas commenter nos œuvres. Ce qui va à l’encontre d’une tendance prépondérante dans l’art. Notre geste artistique part de notre intimité. Quand Alejandro dessine, il puise dans son inconscient, dans la source la plus sincère. On peut éventuellement essayer d’interpréter une œuvre une fois qu’elle est réalisée, mais jamais avant.
Alejandro Jodorowsky : Il y a dans cette exposition une œuvre qui représente la mort de mon fils Theo. J’ai imaginé qu’il était mort content et cela a apaisé ma souffrance. Si ce tableau me guérit, il peut aussi guérir les souffrances de Pascale. Et si elle guérit, je guéris aussi. L’art, c’est l’exaltation de l’être humain. Pas dans le sens d’une autocélébration, mais dans celui d’une exaltation de la sensibilité transpersonnelle.