Ibrahim

Portrait-Entretien de Samir Guesmi

Premiers pas derrière la caméra de Samir Guesmi, qui incarne aussi le père dans Ibrahim.
Rencontre avec un acteur singulier et généreux, doublé d’un réalisateur né.

Il est grand. Très grand. Dans Ibrahim, en père taiseux et digne, il est droit comme un i. Mais parfois, selon les rôles, sa svelte silhouette prend une posture en forme de S, façon Gaston Lagaffe. Et permet à ce jeune quinquagénaire de faire ressurgir l’éternel ado en lui, comme dans Camille redouble où il réinvente merveilleusement son personnage à 17 ans, indiscutable et gauche, innocent et insolent. Ses yeux marron foncé, presque noirs, sont d’une douceur infinie ; ils vous fixent ou vous évitent. Car il y a aussi de la timidité chez Samir Guesmi. Pourtant, dans la saison 2 de la série Engrenages, presque sans paroles, juste avec ce regard devenu celui d’un lion à l’affût, il diffuse la violence sourde et sans cesse menaçante du chef de bande psychopathe Farrouk Larbi.
L’acteur est un mélange détonant ; il n’impose rien, ose tout. La résolution inaltérable et pourtant si délicate du petit oiseau (il est grutier) voulant apprivoiser le petit poisson (la maître-nageuse de ses rêves) dans L’Effet aquatique ; la tendresse désespérée et jalouse du policier épris d’une femme hantée par un autre dans la série Les Revenants ; la fantaisie légère et primesautière du magasinier en blouse nuageuse de Bancs publics.
Samir Guesmi est devenu acteur par hasard, à la fin des années 1980, suite à une bienheureuse rencontre, mais sa capacité à se fondre dans les univers de metteurs en scène de tous horizons et à personnifier les êtres les plus disparates est le fruit de son talent singulier, de son travail passionné. À la télévision, sur les planches et sur grand écran. Intello ou populaire. Il peut tout jouer. On sent chez lui la volonté d’insuffler de la vie dans les personnages les plus épisodiques, d’aller chercher des trésors de nuances et de détails. C’est infime, jamais m’as-tu-vu, délicieux à regarder.
Samir Guesmi se fait discret ; c’est un contemplatif qui se méfie des mots, il ne ressemble à personne et n’appartient à aucune famille. Mais des amitiés se font jour, elles se repèrent au fil de sa filmographie, et des camarades qui ont répondu présents pour son premier long-métrage comme réalisateur. Arnaud Desplechin et Bruno Podalydès en lecteurs bienveillants, Sylvie Verheyde en consultante, et, devant sa caméra, Marilyne Canto, Philippe Rebbot, Florence Loiret-Caille. Il y a dix ans, Samir Guesmi a écrit et réalisé un court-métrage, C’est Dimanche. Un beau face-à-face, plein d’esquives et de non-dits entre un père et son adolescent de fils. Le jeune garçon s’appelait Ibrahim. Il a fallu tout ce temps pour le retrouver presque là où on l’avait laissé. Il a pris les traits de l’extraordinaire débutant Abdelrani Bendaher. L’acteur Samir Guesmi y endosse le rôle du paternel, Ahmed, silencieux et sombre, bloqué par toutes ses colères et ses chagrins et le metteur en scène signe là un grand premier film plein de délicatesse et d’idées de poète. Une rencontre s’imposait…

Ibrahim de Samir Guesmi - Copyright photo : Anne-Françoise Brillot
Première scène

« EIle n’était pas écrite comme ça, cette scène. Et elle n’était pas à cet endroit-là. Et puis, dans le travail de montage qui consiste à triturer le film, on s’est raconté qu’on aimerait bien découvrir Ibrahim à un moment de tous les possibles. Il regarde à la télévision un documentaire sur le foot et se rêve en Ibrahim…ovitch. Il s’y croit, il a envie d’être acclamé sur un terrain, il s’imagine célébré, reconnu, on scande son nom… À ce moment-là, c’est un môme de 16 ans, comme tous les mômes de 16 ans. Et en même temps, il n’est pas comme les autres, c’est pour ça que je m’y suis intéressé : des événements vont le rendre plus grave, plus dense et vont le faire grandir. J’avais envie de dire à quel point le rêve, de manière extrêmement concrète, peut être salvateur, comment ça peut vous sauver, vous extirper d’un quotidien pesant, triste, cloîtré. Ibrahim ferme juste les yeux et il peut se barrer… »

Abdel Bendaher

« À force de ne pas trouver l’interprète idéal pour Ibrahim, six semaines avant le tournage je me suis mis à me balader le dimanche du côté des terrains de foot de la Porte de Montreuil. C’est là que j’ai rencontré trois jeunes gens, que j’ai approchés. Le plus timide, le plus méfiant était Abdel — j’ai su plus tard qu’il m’avait pris pour un flic —, c’est lui qui m’intéressait le plus. Et j’ai eu beaucoup de chance de le rencontrer. Il est d’une telle authenticité qu’on est obligé de plonger dans sa vérité. »

Écriture et mise en scène

« Ibrahim raconte l’incommunicabilité entre deux personnes dans un tout petit appartement. Et l’acmé du film était une caresse sur une joue. A priori, on se dit que c’est peu pour emplir un film ! Mais j’avais envie de faire ce pari et je pensais qu’Ibrahim et son père étaient dignes d’avoir une histoire qu’on puisse leur dédier. Je me disais que ces deux-là pouvaient prétendre à ce qu’on raconte un film de cinéma d’une heure et demie, en l’occurrence une heure et vingt minutes, sur eux. Avec les micro-événements, qui, pour moi, sont fondamentaux, de l’amour entre deux êtres, aussi proches et à la fois aussi éloignés qu’un père et un fils. Je suis assez lent à l’écriture, j’avais envie de me sentir fort d’un scénario sur lequel je pouvais m’appuyer, savoir précisément ce que j’avais à tourner, parce que c’est mon premier film, je ne suis pas virtuose de la mise en scène. Et pour pouvoir m’accorder la liberté d’accueillir les bonnes surprises. »

Ibrahim de Samir Guesmi - Copyright photo : Anne-Françoise Brillot
Le silence du père

« On peut faire passer des tas de choses sans paroles. Ce personnage de père ne communique pas beaucoup, avec les mots en tout cas. Et c’est malheureusement ce qui manque à sa relation avec Ibrahim. Dès l’écriture, j’avais envie de faire le portrait de cet homme pour qui les émotions, les choses, passent plus par les actes que par les mots. Et je voulais aussi raconter l’histoire d’une absence, la figure féminine, la maman ; en fait, je me suis rendu compte que je racontais beaucoup le manque dans Ibrahim. Le manque de mots, le manque de confiance en soi, le manque de femme, le manque de mère, le manque de contact… »

Corps et âmes

« L’idée qu’on parle trop va avec l’idée qu’on montre trop, qu’on explique trop. En tant que spectateur, je m’ennuie vite dès que j’ai compris ; et j’imagine qu’on est beaucoup dans ce cas. C’est tellement plus agréable pour un acteur, en tout cas pour l’acteur que je suis, de dire juste le mot qu’il faut. Ou de ne pas le dire, justement, et que le corps puisse parler à la place. On ne fait pas assez confiance à la force d’un regard, d’un mouvement, d’un frémissement. Dans la vie, on passe son temps à communiquer avec les autres sans parler. Il y a dix mille regards qui veulent dire dix mille choses… C’est bien, les mots, mais il faut être un sacré poète pour arriver à écrire des phrases qui racontent un regard. Moi, en tout cas, je n’ai pas trouvé…
Un regard, en dehors de sa potentielle beauté, va directement à l’essentiel. Un corps, c’est vrai. On peut facilement duper avec des mots… Et moi, je crois dur comme fer qu’un cendrier rempli à ras bord de mégots raconte instantanément que le père a fumé toute la nuit en guettant le retour de son fils. C’est une façon de dire à l’autre qu’on l’aime sans le lui dire. Et la mise en scène était à cet endroit-là. Le cinéma muet est extraordinaire et très inspirant pour ça ; il raconte ce que le parlant a perdu par la suite. Bien sûr, il y a des films où le verbe est là, et qui sont magistraux et sublimes, je ne discute pas ça. Mais moi, j’avoue, ça me parle quand… ça ne parle pas… »

Jouer Ahmed

« Jouer le père n’allait pas de soi, ce n’était pas prévu à la base. À un moment, c’est devenu une évidence pour Pascal Caucheteux, le producteur ; il ne comprenait pas que je m’interroge encore sur l’acteur à engager pour le rôle. J’ai donc endossé les habits d’Ahmed, ce qui a simplifié certaines choses : j’avais l’acteur sous la main, même quand il n’était pas prévu à la feuille de service. Et puis, c’était aussi une manière d’être à l’intérieur. J’avais envie de montrer ce gamin acculé, oppressé, complexé, emprisonné, cerné par ce père… Et pour ça, je me disais qu’il suffisait juste de le bloquer dans un coin. Je n’avais pas de combo, je n’avais pas envie d’un retour image, je le dirigeais en direct, en fonction de ce que je ressentais. C’était d’autant plus possible de fonctionner comme ça que la partition d’Ahmed était assez simple. Pour moi, il n’y avait pas besoin de s’attarder cent ans sur le père, il fallait juste montrer qui il était et ensuite en découlait sa densité, son amour, sa violence, sa colère… Noémie Lvovsky disait qu’elle avait souffert du manque de regard d’un metteur en scène en jouant le rôle principal de Camille redouble. Moi, peut-être fort de l’expérience de Noémie, je l’ai enterré, ce regard sur moi ; j’ai fait avec… enfin, sans ! Et finalement, j’ai pris un grand plaisir à le jouer. Je n’étais sous la contrainte de personne, mais j’ai été heureux en incarnant ce personnage… »

Ibrahim de Samir Guesmi - Copyright photo : Anne-Françoise Brillot
Diriger/Regarder

« Le combo, il y en a qui l’utilisent très bien, mais pour moi, dans ce cas-là, c’était un écran entre l’acteur et le réalisateur. Et dans des soucis d’économie de tournage où il faut aller vite, le combo c’est aussi du temps à regarder les scènes qu’on vient de faire, donc du temps enlevé au tournage ; ça aurait mobilisé une ou deux personnes, un endroit où l’installer, bref, toute une micro-organisation dont j’étais très heureux de me passer… Donc, sur mon film, je me disais : c’est bon, je vois l’acteur, je vois le cadre, je regarde à l’œilleton de la caméra, et c’est là…
Et puis, on n’est pas tout seul quand on fait un film, c’est bien parce qu’on est une bande et chacun à fond, ayant à cœur ce qu’il fait, que ce film existe… Céline Bozon, la chef-opératrice, et l’ingénieur du son, Julien Sicart, m’ont fait des retours, comme à peu près tout le monde d’ailleurs. Tous les avis, toutes les sensations étaient bienvenus. Ce film, on l’a fait ensemble. Sylvie Verheyde est venue m’aider à un moment sur le plateau, je lui ai demandé d’être là les jours où j’avais besoin d’une bouée de sauvetage. Si c’était vraiment la catastrophe, elle pouvait intervenir. En fait, elle n’est pas intervenue, elle a juste apporté un regard bienveillant, un regard qui m’a aidé à continuer… »

 

Montage

« Ce n’est pas de la fausse coquetterie, mais c’est compliqué d’aller me mater sur un écran. J’ai monté avec Pauline Dairou, qui est une super monteuse. J’appréhendais mon propre regard sur moi, mais ça ne m’a pas encombré plus que ça, je me suis vite accepté. La difficulté n’était pas là, je dépensais plus d’énergie à « chercher » le film qu’à me détester à l’image. D’où l’intérêt de ne pas « trouver » le film trop vite, finalement ! C’est le luxe de travailler chez Why Not. On a cherché la forme du film, son rythme, le rapport du fils et du père. On a énormément travaillé et c’était passionnant, j’ai adoré le montage. Mais, en réalité, j’ai adoré toutes les étapes du film… Il y a un côté un peu idéaliste à dire ça, rétrospectivement, en faisant abstraction de tous les problèmes rencontrés. Mais c’est ce que je retiens : ce qui était bien à tous les stades. C’est pour ça qu’on tient, et c’est pour ça qu’on veut y retourner… »

Ne pas tout expliquer

« J’adore les actes manqués, les lapsus, l’inconscient… Les films, les œuvres ou même jouer, j’aime bien quand ça m’échappe. Je ne peux pas expliquer tout ce que j’ai mis dans le film, pourquoi la chapka ou le génie de la Bastille. Ce sont des petites fulgurances extrêmement précieuses qui jaillissent. Tout n’est pas bon à prendre, mais ça fait partie des choix et des actes inconscients de les garder ou pas. »

Ibrahim de Samir Guesmi - Copyright photo : Anne-Françoise Brillot
Et après…

« J’ai beaucoup travaillé comme acteur depuis un an que mon film est bloqué par la pandémie. Je réfléchis à un prochain projet à écrire et réaliser, bien sûr, mais pour l’instant c’est un chantier, ce n’est pas assez précis dans ma tête pour en parler. C’est un truc sorti de nulle part et parfois je me demande : mais d’où vient cette idée ? Peut-être que je devrais répondre à cette question pour nourrir le scénario, mais je n’ai pas envie. Je me dis : soyons concrets, organiques, premier degré, écrivons les scènes, et on verra ce que ça donne… Je pense que tout est digne d’être raconté. »