Le compositeur et l’enfance

À l’occasion du Festival Music & Cinema d’Aubagne, où il sera invité pour présenter Ibrahim aux côtés de l’acteur/réalisateur Samir Guesmi, BANDE À PART a passé quelques heures en compagnie du compositeur Raphaël Elig, de son studio à son appartement, où la musique est partout. Portrait. 

C’est une ancienne loge de concierge, astucieusement reconvertie en studio d’enregistrement. L’endroit est minuscule, d’autant que des travaux d’insonorisation ont encore réduit un espace déjà exigu. Mais Raphaël Elig s’y sent bien. « J’ai l’impression d’être dans un camion en tournée », s’amuse le compositeur, la voix claire et le regard bienveillant, qui sait mettre à l’aise et tutoie tout de suite. Il ne faut pas grand-chose pour que la discussion embraye sur ce surprenant local, aussi long qu’étroit, qui a de quoi rendre muet d’admiration le meilleur des aménageurs d’appartement. Au-delà du piano, de l’ordinateur et du micro, le studio conçu par Raphaël Elig et un ami architecte offre également un lit et un espace salle de bains avec douche. Ainsi, le compositeur, qui aime travailler à des heures déraisonnables, tôt le matin ou au long de ses nuits d’insomnie, s’est-il trouvé un cocon idéal. Là, il ne dérange personne, ni sa famille ni ses voisins.

 

L’autre piano

 

Pourtant, ce n’est pas dans cet endroit qu’il a composé l’essentiel de la douce et belle partition d’Ibrahim de Samir Guesmi, pour laquelle il a obtenu le Valois de la Musique au dernier Festival d’Angoulême. Pour Ibrahim, Raphaël Elig est remonté dans son appartement, s’est installé sur le grand piano du salon, à côté de la fenêtre d’où entrent parfois quelques rumeurs citadines. Il faut dire que le film de Samir Guesmi est très urbain, et la rue devait aussi se faire entendre. 
Dans cet appartement traînent partout des ouvrages théoriques sur le cinéma ou la musique, là un livre sur Kubrick, ici un texte de Michel Chion – l’auteur de référence pour qui s’intéresse aux liens entre musique et cinéma. Rappelons que le compositeur, qui cite John Cage et Philip Glass, et a fait ses armes au prestigieux Centre de Recherche Acoustique et Musicale de l’Université de Stanford après avoir étudié le piano à Paris, est aussi un penseur de la musique. Pourtant, ce qui frappe d’abord quand on pénètre chez lui, ce sont les dessins d’enfants, partout sur les murs.

C’est justement grâce à ces dessins que Raphaël Elig s’est mis à travailler sur le film de Samir Guesmi.  La prolifique et talentueuse création artistique de sa descendance a inspiré au compositeur des pièces pour piano. Des morceaux « non pas enfantins, mais évoquant l’enfance », cet âge des grands apprentissages où l’on est doté d’une fougue créatrice très développée, mais qui souvent, hélas, s’estompe avec le temps. À sept et neuf ans, les enfants de Raphaël Elig jouent leurs premières notes sur le piano d’étude, sous l’œil avisé du père. « J’avais envie de garder une trace de ce moment précieux. Pour eux, et puis pour moi. », explique-t-il. À ces courtes pièces, il ajoute des morceaux plus anciens, composés alors qu’il étudiait à l’École normale de musique. Les premiers éléments d’une biographie personnelle et musicale. 

 

Photo : Laurent Koffel pour BANDE À PART

L’épure, mais la mélodie

 

Pour avoir son avis, il envoie le tout à son ami Frédéric Junqua. Ancien directeur de Virgin France, celui-ci est aussi, depuis quinze ans, un superviseur musical reconnu, ayant travaillé sur plus d’une quarantaine de films, de Jacques Audiard à Arnaud Desplechin, en passant par Bruno Podalydès ou Rebecca Zlotowski. Lorsqu’il reçoit les morceaux de Raphaël Elig, Junqua vient de rejoindre Why Not Productions pour travailler sur le premier long-métrage de Samir Guesmi.  « Lorsqu’il m’a appelé quelques mois plus tard, le film était fini », raconte Raphaël Elig. « Mais ils se posaient des questions au sujet de la bande-son ». Samir Guesmi ne voulait pas de musique, ou très peu – pas de création originale, en tout cas. Mais plus le temps passe, à force de voir et de revoir le film, plus le réalisateur et son équipe, appuyés par le superviseur musical, se demandent s’il ne serait pas opportun d’ajouter un peu de piano sur quelques séquences. Alors, Frédéric Junqua repense à Raphaël Elig, et à ses pièces sur l’enfance. « Il m’a dit : je vais t’envoyer un film. Essaye de mettre quelques notes de piano sur certaines séquences, comme tu le sens ». Raphaël s’installe à son piano, lance Ibrahim sur son ordinateur, et commence à composer. Il crée ainsi plusieurs morceaux qu’il envoie à la production. On lui répond qu’il faudrait peut-être moins de musique. Le compositeur travaille à l’épure. Ne garde que les partitions qui servent vraiment le film. « Même si, en réalité, le film fonctionnait très bien sans musique », confesse-t-il. Mais il faut bien avouer que parfois, et d’autant plus lorsqu’elle est rare, la musique sublime certaines séquences. « Samir voulait très peu de musique, et il a eu raison. La musique au cinéma ne doit pas être partout, elle ne doit pas surligner les choses. Elle doit simplement donner quelques éclairages, parfois. ». Le travail avec le cinéaste se construit ainsi à la recherche du bon équilibre, du juste milieu. 

 

Photo : Laurent Koffel pour BANDE À PART

Touche-à-tout

 

Au final, si la musique est rare, elle ne s’efface pas complètement. Au contraire, souvent mélodique, parfois mélancolique, elle s’affirme comme bande originale de cinéma, qui existe par et pour le film. On la retrouve sur l’album de la BO, édité par Why Not, ainsi que certains morceaux qui ne sont, finalement, pas dans Ibrahim. Mais ils sont une ultime trace, la mémoire du cheminement d’une composition musicale pour le grand écran. Dans d’autres morceaux, on entend des bouts de dialogues, des ambiances, ce qui permet de considérer la musique comme un ensemble, où se conjuguent le travail du compositeur et celui de l’ingénieur du son, du monteur son et du mixeur. « La partition d’un film, c’est tout ça », conclut Raphaël Elig. Un travail collectif, donc, ce qu’est par essence le cinéma, mais qui est malgré tout, pour le compositeur, très personnel, solitaire, et intime, puisque pensé dans la continuité de son projet sur l’enfance. Car Ibrahim est aussi une histoire d’enfance – ou d’adolescence – et de relation au père, un récit de transmission. C’est pourquoi le compositeur a choisi cette fois-ci de signer de son nom complet, Raphaël Eligoulachvili, fier de son ascendance géorgienne, laissant de côté son diminutif d’artiste. À l’avenir, on continuera de croiser cet artiste éclectique sous différents noms et différentes formes, lui qui a eu une brève carrière de chanteur pop à la fin des années 1980, qui s’est fait un nom dans la musique dite « sérieuse », qui a composé pour l’art vidéo, la télévision, le théâtre et le cinéma, et qui raffole des expérimentations technologiques, comme ce robot chanteur, tout en animation, sur lequel il travaille actuellement. On a tous entendu une musique de Raphaël Elig. Souvent sans le savoir. Qu’on ait vu Dante 01 de Marc Caro ou une pub Louis Vuitton, Cartier ou Air France, qu’on ait regardé un spectacle de Sophia Aram ou un numéro de Cash Investigation, dont il a composé le générique. Et, à partir du 26 juin – et le 5 juin en avant-première à Aubagne – on pourra l’entendre dans Ibrahim, le beau film sensible de Samir Guesmi.