Regards de scénaristes

Dans le cadre de la troisième Journée de la Création qu’organise, le 14 avril 2021, la Société civile des Auteurs Réalisateurs Producteurs L’ARP, BANDE À PART est allé à la rencontre de deux femmes scénaristes, Agnès de Sacy et Fadette Drouard, qui participeront à la table ronde consacrée à leur métier (à 19 h) – les autres conversations de la journée concerneront le cinéma d’animation (à 14 h), les nouveaux codes de la comédie (à 16 h), les faits divers portés à l’écran (17 h 30), et seront à suivre en direct ou en replay ici

Nous leur avons fait lire notre entretien avec l’essayiste Yannick Roudaut, qui exhorte les auteurs « à proposer des fictions ou des documentaires qui permettent de toucher du doigt [un] monde alternatif, humain et apaisé ».

D’où cette question – complexe – posée à chacune : en tant que scénariste, quelles sont pour vous les histoires qui pourraient avoir un impact sur le monde de demain ? Et de quelles manières ? 

Agnès de Sacy

 

Diplômée de la FEMIS, Agnès de Sacy a collaboré avec de nombreux réalisateurs, parmi lesquels Pascal Bonitzer (Cherchez Hortense, Tout de suite maintenant), Philippe Godeau (Le Dernier pour la route, 11.6, Yao), Zabou Breitman (L’Homme de sa vie, Je l’aimais, No et moi) et Valeria Bruni-Tedeschi (Il est plus facile pour un chameau, Actrices, Un château en Italie, Les Estivants).

 

« Je ne sais pas. Je ne suis pas certaine que les histoires aient un impact sur le monde ou du moins je ne pense pas que je puisse écrire dans cette perspective. Je me méfie des histoires édifiantes ou « utiles ». Ce serait comme de faire préexister le créneau au désir. Comme si on était responsables de nos rêves.

Il y a ce très beau titre d’un film de Raoul Ruiz, qui est La Chouette aveugle. Voilà. Je pense que nous en sommes là. Moi, en tout cas, je me sens très « chouette aveugle ».

On a malgré tout quelques armes : l’émotion en est une ; modeler le rêve aussi. Afin que l’écriture soit la rencontre entre des motifs énigmatiques qui insistent en nous et la façon dont on parvient à leur donner une forme. Comme disait Cocteau, « puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs ».

Or, je crois, si je crois quelque chose, qu’il faut donner à voir du désir, de la liberté, de l’imprévisible, de l’insolence. L’insolence est terriblement nécessaire et elle manque. À la fois sous la forme de l’humour et comme capacité à dire non.

Je ne suis pas certaine que nos histoires donnent du sens, mais peut-être qu’elles allègent notre sentiment d’impuissance. Ainsi, si les histoires que nous écrirons peuvent aider dans le « métier de vivre », ce serait déjà énorme. Car, sans émotions, on commence à mourir lentement.

Il faut également garder en tête le rôle fantasmatique du cinéma, son caractère labyrinthique qui peut nous faire perdre pied. Et quoi de plus extraordinaire que de perdre pied ?

On a tous eu, je crois, cette sensation merveilleuse en sortant d’une salle de cinéma d’avoir été modifié profondément par le film, qu’il nous donnait accès à des secrets enfouis, qu’il ouvrait les portes closes de nos maisons… et même pendant un certain temps de voir le monde avec des lunettes magiques – on regarde le monde autour, les visages, la lumière, différemment. Après un grand film d’amour, on se sent plein de désir, non ?… On a envie d’oser. On a envie d’aventure. On a la sensation d’un corps sans limites.

C’est le contraire de la consommation et de la paresse. C’est un mouvement intérieur puissant qui va vers le monde. C’est un accès aux rêves. Et, pour tenter de répondre à votre question, le monde de demain aura plus que jamais besoin de rêver. »

L’insolence est terriblement nécessaire

Fadette Drouard

 

Ancienne journaliste, Fadette Drouard a cosigné les scénarios de plusieurs longs-métrages, parmi lesquels Hibou de Ramzy Bédia, Patients de Grand Corps Malade (qui lui a valu une nomination aux César en 2018), Papicha de Mounia Meddour, L’Enfant rêvé de Raphaël Jacoulot, La Fine Fleur de Pierre Pinaud ou Gaza mon amour d’Arab et Tarzan Nasser.

 

« Dans mon autre vie de journaliste, j’ai croisé pas mal de monde. Mais un moment en particulier m’est resté, celui où Claude Lelouch m’a affirmé, les yeux dans les yeux, que « le cinéma peut changer le monde ». La phrase m’est restée. Et de temps en temps, quand je me sens trop « non essentielle », mon cerveau bienveillant me la rappelle, et je me dis que mon job est non essentiel certes, mais important. 

Parce que, en réalité, les mots, et par extension les images qu’ils créent, sont des loupes et des outils qui créent des questionnements sur les sujets que l’on peut mettre en lumière. 

Et je parle à dessein de questionnements ; je reste persuadée que, comme en philo, c’est toujours plus efficace de poser des questions, de planter des petites graines… Je peux, bien sûr, avancer des réponses, mais ce ne sont jamais que les miennes, après tout. 

Alors oui, on plante des graines. On pose des questions sur des sujets divers et on espère faire naître des réflexions. 

La magie du cinéma, c’est qu’un film peut en porter plein. Et qu’on peut tout à fait faire naître un questionnement idéologique d’un regard, d’une demi-réplique, d’un décor… 

Nous avons tous des sujets qui nous touchent plus ou moins. Je ne ferais pas une réponse de miss en prônant la paix dans le monde… Mais si je peux contribuer dans mes textes à changer un regard sur l’état du monde, la crise écologique, et des questions comme l’égalité, et la prise en compte des minorités, alors je suis heureuse de le faire. 

Cela va d’un film entier autour du handicap, de poser une séance d’épilation dans l’agenda d’une femme puissante, qui argumente avec des ministres en se faisant torturer par son esthéticienne, ou par un questionnement écologique niché au sein d’une intrigue « B », mais qui y prend tout son sens. Sans oublier que je tiens souvent à « dédramatiser » des sujets. Je « milite » par exemple pour qu’un personnage voie son genre, sa sexualité ou sa couleur n’avoir pas de conséquences sur l’action. Alors, il y a toujours des retours délicats à gérer quand on demande si « on ne voit pas le personnage avec un amoureux, pourquoi ? »… Pas parce que je ne veux pas écrire que deux hommes s’embrassent. Mais parce que le personnage en question a autre chose à faire que de s’occuper de sa libido. Et que, s’il avait une autre sexualité, on ne me poserait pas la question… 

Et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. 

Alors oui, on peut peut-être changer le monde via le cinéma, en changeant les regards et les mentalités, en racontant toutes nos histoires et en y mettant toujours notre cœur… ».

On peut tout à fait faire naître un questionnement idéologique d'un regard, d'une demi-réplique, d'un décor...