Penser les histoires de demain #1

Entretien avec Antoine Le Bos, fondateur du StoryTANK

Dans son stimulant essai, Quand l’improbable surgit, un autre futur revient dans la partie ! (Éditions La Mer Salée), Yannick Roudaut imagine quels scénarios concurrents de celui qui se joue actuellement dans le monde pourrait donner naissance à un futur désirable. Cet ouvrage pragmatique et optimiste nous a donné envie de débuter une série d’entretiens avec les créateurs d’histoires qui façonnent la psyché des spectateurs et peuvent ainsi influer sur le réel.

Au Groupe Ouest, sur la côte des Légendes, la résidence d’écriture créée en 2006 par les scénaristes Antoine Le Bos, Marcel Beaulieu et Yann Apperry (lire ici notre reportage), un atelier de recherches autour de la fabrique de récit, son fonctionnement et ses pouvoirs, a été créé en avril 2019. Le StoryTANK réunit auteurs et scientifiques afin de penser ensemble le fonctionnement aussi bien physiologique que social du récit en images et en sons. Leurs passionnants échanges, disponibles en ligne, ouvrent des perspectives et invitent à se mettre en mouvement. Rencontre avec Antoine Le Bos, l’initiateur du StoryTANK,  dont BANDE À PART devient partenaire.

 

Comment est né le StoryTANK ?

Depuis plus de dix ans, nous faisons travailler les scénaristes en résidence chez nous avec deux consultants-accoucheurs, afin d’éviter la figure du maître et favoriser la dialectique dans le processus. Ces deux encadrants ne détiennent pas la vérité, mais ouvrent des possibilités, quitte à ce qu’ils se contredisent entre eux. L’enjeu pour nous était donc de trouver les bonnes associations de cerveaux pour constituer nos paires. C’est là que nous avons commencé à nous interroger sur les différentes typologies de cerveaux de consultants. Il y a ceux qui ont un bagage associé aux sciences humaines, à la philosophie, avec une grande faculté d’abstraction ; d’autres qui sont férus de psychanalyse, qui se passionnent pour les mathématiques ou qui ont été comédiens – les métiers de scénariste et comédien étant assez proches du fait qu’il s’agit pour chacun d’incorporer des émotions. En fonction des paires que nous mettons en place, l’électricité générée n’est donc pas la même. Rapidement nos consultants sont venus travailler au Groupe Ouest avec l’envie de s’enrichir de la pratique d’un autre ; chacun vient chez nous pour partager sa boîte à outils. En créant du commun avec ces cerveaux complémentaires et le croisement des disciplines de chacun, des discussions passionnantes sont nées. Elles étaient tellement riches qu’il nous fallait les partager.

N'est-ce pas aussi une façon de lutter contre la prédominance des méthodes d’écriture à l’américaine, comme celles expliquées par Robert McKee, John Truby et quelques autres dans leurs ouvrages ?

En Europe, on lutte contre cette puissance de méthodologie monochromatique, monolithique et industrialisée du récit à Hollywood. Nous avons besoin de reconstruire de nouveaux présupposés et de nouveaux outils de travail, pas forcément en opposition, mais il est nécessaire d’avoir une autonomie intellectuelle. C’est la raison pour laquelle ce think tank est à ciel ouvert, filmé et disponible à tous sur notre site.

Quelles sont les questions soulevées lors de vos think tanks ?

Nous faisons se croiser des scénaristes expérimentés de bon niveau et des chercheurs dans tous les champs du savoir, des mathématiques aux sciences cognitives en passant par l’astrophysique, soit le monde des sciences dures et celui des sciences dites molles – l’anthropologie, l’ethnologie, la philosophie, la phénoménologie, etc. Entre les deux, nous avons avec nous aussi des psychiatres et des chercheurs en hypnose, par exemple. Tous les champs du savoir permettant d’ouvrir la compréhension de ce qu’est un récit nous intéressent. Comment naît et se développe un récit dans le cerveau d’un être humain ? Comment peut-on augmenter la créativité génératrice de récit ? Et de l’autre côté, comment cela fonctionne-t-il dans le corps du spectateur ? Les chercheurs en hypnose parlent de la position du spectateur comme relevant de la transe, par exemple. Enfin, du point de vue anthropologique, à quoi sert le récit chez les humains ? Cette question nous relie à la paléontologie, à la sociologie, à l’ethnologie autant qu’à la psychiatrie. Qu’a donné chez les Sapiens la création de tribus autour de la fabrique de récit ? Comment ce dernier a-t-il été un outil de fabrication de projections collectives chez les humains ? Et comment le récit est-il aujourd’hui un outil de reconstruction individuelle, par exemple ? Pour sortir de la déprime, il faut changer de narration sur soi, notamment… Nos intervenants, scénaristes et chercheurs, sont tous complémentaires dans leurs approches pour répondre à ces questions, sans édicter de vérité unique et dogmatique, bien sûr.

Séance de travail au Groupe Ouest. Photo : ©Brigitte Bouillot.
Avez-vous eu des épiphanies pendant ces échanges ? Quelles sont les grandes idées qui vous sont utiles en tant que scénariste ?

Par exemple, nous avons compris, via une étude en neurosciences de Cambridge qui compare la fréquence de connexion synaptique dans le cerveau d’un humain à l’arrêt et cette fréquence quand le corps est en mouvement, que la marche génère de nouvelles connexions. Ainsi incitons-nous nos auteurs à brainstormer en marchant pour trouver des idées.

Autre exemple : on a découvert que l’oralité est un outil d’une puissance colossale pour forer dans des possibles narratifs. Quand la bouche se met à prononcer les premiers mots, le cerveau s’active et, alors qu’on ignore quelle sera notre dernière phrase, il enclenche une procédure d’urgence afin de trouver un chemin et atterrir. Cette nécessité cognitive n’existe pas quand on écrit. On peut débuter une lettre et la finir une semaine après. L’oralité met en place un forage dans le champ des possibilités parce qu’il faut livrer un message, c’est une obligation sociale cruciale. Cette idée nous a permis d’aller très loin dans le fait de tester l’oralité et d’en faire un allié du scénariste pour comparer des possibilités entre elle. Ainsi aujourd’hui, lorsque je suis en phase d’écriture, j’utilise l’oralité, car j’ai vu la puissance qu’elle génère. Je me cause donc beaucoup quand j’écris ! Et souvent, l’écrit découle de l’enregistrement de quelque chose d’oral.  

Autre sujet passionnant : la notion d’empan cognitif, c’est-à-dire comment faire pour attraper un problème complexe – le scénario étant la tentative de résolution d’un problème complexe, ce qui explique qu’il faille souvent trois ans pour écrire un long-métrage. Si je tiens mon téléphone avec deux doigts, je serai beaucoup plus branlant que si je le saisis à pleine main. Quelle stratégie, dès lors, mettre en place pour bien tenir un problème, le circonscrire et le résoudre ? Le langage écrit est parfois limité pour saisir une problématique qui génère du sensible, du spatial, du temporel, etc. Peu de gens parviennent à être libres et précis dans leur utilisation du langage écrit. Et aujourd’hui, c’est pire que jamais avec les nouvelles générations et les outils numériques. En amont de l’écriture, il y a donc un tas de choses passionnantes à explorer. Cela passe déjà par l’acte de faire des schémas. On peut travailler avec des Lego pour placer des personnages, par exemple, afin de résoudre un problème topographique. Le dessin aide beaucoup. Travailler dans une pièce avec des murs blancs et y afficher des photos de visages, de lieux, dessiner des liens entre eux, jouer avec des couleurs, etc. : tous ces outils permettent au cerveau d’augmenter son empan. Par exemple, pour imaginer des types de collisions humaines que génère la rencontre entre deux personnages, je vais être plus rapide à voir ce que ces collisions peuvent engendrer si je place devant mes yeux vingt visages et corps, des photos de décors, etc. Ces images vont permettre à mon cerveau de combiner les situations entre elles. Il y a ainsi tout un tas de systèmes qui nous permettent de sortir de l’image de l’auteur issue de l’épopée romantique souffrant devant l’océan déchaîné, à attendre que la transcendance le ou la pénètre ; là, l’idée est que l’auteur est un artisan opérant qui joue avec de la matière.  

Derrière le StoryTANK, il y a une vision humaniste…

À l’endroit où nous en sommes dans l’histoire des hommes, peut-on dire que l’esprit des Lumières règne toujours ? Il me semble que nous sommes un peu perdus pour répondre à cette question. Les Lumières ont participé à une sorte de destruction du vivant. Aujourd’hui, nous sentons que nous avons un besoin fondamental de faire renaître quelque chose qu’on pourrait rebaptiser « humanisme ». Nous avons à cœur de contribuer aux questions de la fabrication du sens, du à-quoi-bon-vivre ; à quoi cela sert-il de faire partie de la communauté des vivants ? Il est fondamental que les scénaristes répondent à cette question aujourd’hui. Les humains sont déboussolés, ainsi à quel endroit et comment le récit peut-il réirriguer la fabrique du sens ? C’est à travers le récit que les Sapiens ont fabriqué une capacité à se développer et à faire société. Aujourd’hui, on ne connaît pas d’autres outils pour fabriquer du sens que le récit – et ce n’est certainement pas le consumérisme qui en crée. Dans l’histoire de l’humanité, toute fabrique d’idées est générée et transportée par des logiques narratives. Tant qu’existaient les utopies, jusqu’au XXe siècle, il y avait du sens, car elles étaient liées à un combat, mais aujourd’hui, il n’y a plus d’utopie. Pour nous, cette nouvelle fabrique de récit, à l’échelle intime ou sociétale, est le pourvoyeur numéro un de la fabrique de sens. Les scénaristes doivent se ressaisir de leur fonction d’artisans-fabricants de sens que ne joue plus le monde religieux, par exemple. Dans une perspective américaine, un film doit fabriquer des billets, mais dans une perspective européenne, je pense qu’un film doit fabriquer du commun.

Avez-vous aussi en tête que les fictions qui se fabriquent aujourd’hui vont contribuer à créer notre futur, comme les récits de science-fiction des années 1950-1960, par exemple, ont influencé certains acteurs de la Silicon Valley ? Autrement dit, réfléchissez-vous à l’impact des fictions sur le réel et à la manière dont elles pourraient faire advenir un futur souhaitable ?

Bien sûr. Nous avons aussi cette « mission sacrée » ; quand nous voyons arriver un projet dont le contenu poétique, politique, métaphysique, voire mystique, est précieux, fragile et beau à véhiculer, nous mettons tout en œuvre pour faire en sorte que cette humanité et cette poésie soient capables de voyager vers autrui et puissent toucher des spectateurs. Le cinéma indépendant doit jouer un rôle parmi les humains – tout comme la série, sur laquelle nous travaillons aussi. Plus le projet est singulier, plus il faut trouver comment cette singularité peut voyager vers d’autres humains. C’est par la multiplicité des projets que nous accompagnons, que nous défendons cette idée d’humanisme.

À travers le StoryTANK, nous allons aussi nous nourrir de formes de récits non industrialisés issus d’Afrique, d’Amérique latine ou d’Asie ; en allant voir, par exemple, comment un griot sénégalais peut nous aider à nous ressaisir. Pour un griot, le fait de vaincre par le biais des armes et l’usage de la violence en général sont inenvisageables, par exemple. Pour lui, la célébration de la vie est au cœur de ce qui doit fonder le récit : ce dernier est là pour nous aider à vivre. Nous allons ainsi nous nourrir à la source, y compris chez les poètes présocratiques par exemple, parmi lesquels l’un de nos consultants (Matthieu Taponier, scénariste de László Nemes et helléniste) a redécouvert une source jaillissante et passionnante de prise en main du vivant par le récit. Il s’agit ici de trouver matière pour aider les auteurs à se ressaisir de cette machine à fabriquer du commun qu’est le récit sans sombrer dans une machine à fabriquer du même.     

Séance de travail au StoryTANK - Groupe Ouest. Photo : ©Brigitte Bouillot.
Un récit peut-il encore être innovant aujourd’hui ?

On n’innove pas quand on essaie de copier un modèle comme celui que propose Hollywood, par exemple. Ce qui est intéressant, c’est de se demander quelles sont les formes narratives qui nous aident à vivre et à croire en la capacité des humains à s’unir pour fabriquer de la beauté et du sens. Si on ne le trouve plus dans le systématisme narratif du film hollywoodien, c’est qu’il faut aller chercher ailleurs. Les Américains se sont emparés de La Poétique d’Aristote et l’ont réduite. Or, à l’origine, Aristote lui-même a réduit le champ narratif dans la guerre qui opposait les philosophes aux poètes avec l’arrivée de Socrate. Mais à cette époque, la fonction narrative des poètes était très proche de celle des griots sénégalais dont je vous parlais précédemment. Aujourd’hui, qu’est-ce que raconter pour aider à vivre ? Se poser cette question nous pousse à réfléchir différemment sur les récits. En Amérique latine, il y a une culture du récit qui soigne. Et aujourd’hui, les humains en ont besoin. Comment en bâtir ? Pour cela, il faut retourner à la source. On a fait dévier les sources et aujourd’hui, comme à la Renaissance, il nous faut prendre le temps d’y retourner et nous demander à quoi cela sert de fabriquer des histoires. Y a-t-il là-dedans encore une fonction magique nécessaire aux humains ? Au Groupe Ouest, nous croyons à cette fonction magique, génératrice de transe chez celui qui écoute, dans le but, encore une fois, de fabriquer du commun.

Le récit aurait donc une fonction physiologique…

L’être humain dispose de cette capacité à s’envoler à l’intérieur du corps d’autrui – autrui pouvant être soit le narrateur soit un personnage. Cette capacité de décollage est au cœur de ce qu’on rêve d’enclencher chez le spectateur quand on est scénariste ou cinéaste. Le monde de l’hypnose étudie le mode de fonctionnement de ce décollage ; des chercheurs font des IRM du cerveau en état modifié de conscience, par exemple. Au Princeton Neuroscience Lab, le chercheur israélien Yuri Hassan a essayé de mesurer ce qui caractérise la transe générée dans le cerveau d’un spectateur et comment la comparer à celle qu’émet le cerveau du narrateur. Il arrive à décoder des phénomènes de résonances entre la personne qui raconte et celle qui écoute, et même entre les différents auditeurs. Un récit qui fonctionne bien fabrique une forme de résonance entre les différents spectateurs, un peu comme sur une piste de danse, un récit peut faire battre les cerveaux et les faire danser à l’unisson. Dans un monde où l’individualisme fait autant de ravages et où les nouvelles technologies génèrent de l’isolement, comment faire pour refabriquer du commun ? Le récit est une solution et, oui, il peut avoir une fonction corporelle. Au Groupe Ouest, nous cherchons comment faire danser les êtres intérieurement en phase les uns avec les autres. Il y a là-dedans du sublime, notamment compte tenu de la période qu’on traverse.

Quel outil pourrait favoriser cette transe ?

L’oralité en est un. Au Groupe Ouest, nous testons les scénarios auprès des villageois lors de soirées où les auteurs leur racontent leurs histoires. Puis nous interrogeons les gens pour savoir ce qu’ils perçoivent. Car le but du jeu est de générer des phénomènes de résonance. Bien sûr, quand on parle de transe collective, on a tous en tête le traumatisme généré par Hitler en Allemagne. Mais ce qu’il mettait en place était-il une transe narrative ? C’est une question en soi. Il ne faut pas occulter ce versant dangereux. Mais fabriquer du récit et du commun nous paraît une mission d’intérêt général essentielle. Aujourd’hui, fabriquer des histoires n’est pas dissociable d’une réflexion politico-philosophique sur le monde tel qu’il est.