Quand l’opéra se réinvente par le cinéma

Dialogue entre Matthieu Dussouillez, directeur de l'Opéra de Lorraine, et Anne-Claire Cieutat, fondatrice de BANDE À PART

La crise inédite que nous traversons incite les artistes et les institutions à penser des formes nouvelles. C’est le cas de l’Opéra national de Lorraine qui a récemment commandé une série de courts films à des artistes issus de domaines aussi divers que le théâtre, le cinéma, les arts plastiques ou la bande-dessinée. Un objectif : continuer à exprimer leur rapport intime à la musique, ouvrir des possibles à l’opéra de demain. L’occasion, pour Simon Hatab, de mener une discussion à bâtons rompus entre Matthieu Dussouillez, directeur général de l’Opéra national de Lorraine, et Anne-Claire Cieutat, fondatrice et rédactrice en chef de BANDE À PART, sur les affinités électives qu’entretiennent l’opéra et le cinéma.

 

L’Opéra national de Lorraine a publié en ligne une série de 12 courts-métrages rassemblés sous le titre de Continuer. Peut-on revenir sur le contexte du confinement dans lequel est née cette idée ?

Matthieu Dussouillez : La période du confinement a vu se succéder différentes phases. Passé la sidération s’est installée une phase d’incertitude profonde. Nous devions gérer les annulations de spectacles en naviguant à vue. Durant cette période, les prises de parole se multipliaient. Mais comme la situation évoluait de manière totalement imprévisible, ce qui était dit un jour était bien souvent invalidé le lendemain, de sorte que ces paroles qui visaient à rassurer ont fini par n’exprimer, à leur corps défendant, qu’inquiétude, impuissance et détresse. Comme si les mots se retrouvaient vidés de leur sang. Nous avons d’abord pensé cette série de courts-métrage pour proposer aux artistes de restituer une parole pleine, entière. Non pas pour jouer les prophètes dans une situation qui était de toute façon hors de contrôle. Mais justement pour prendre du recul, imaginer, concevoir, dépasser l’impasse du langage dans laquelle nous nous trouvions enfermés pour imaginer, concevoir d’autres formes : des formes sensibles que nous pourrions à nouveau partager.

Quel sens avait alors ce titre, Continuer ?

Matthieu Dussouillez : Il s’agissait littéralement que les artistes continuent à créer dans ce contexte où ils voyaient leurs productions reportées ou annulées. L’idée de commandes rémunérées était importante symboliquement, car il y avait alors cet emballement des débats médiatiques : certains observateurs affirmaient que, dans ce contexte exceptionnel, les artistes devaient céder leurs droits afin de permettre au public de partager leurs œuvres. D’autre part, la crise sanitaire a mis en lumière des métiers essentiels à notre société et qui sont habituellement invisibilisés. Mais, un bon débat en entraînant un mauvais, on a alors commencé à juger – avec une rhétorique fallacieuse – de l’utilité ou de l’inutilité de tel ou tel métier. Il s’agissait donc d’essayer de remettre en place une économie de production, fût-elle fragile et modeste, tout en réaffirmant que la culture est un besoin élémentaire, aussi vital que l’air que nous respirons.

 

Anne-Claire Cieutat : J’ai, pour ma part, observé la même sidération dans le milieu du cinéma. D’autant plus que le confinement faisait suite au tsunami provoqué par la cérémonie des César, qui avait traduit un profond et nécessaire besoin de renouveau. L’ancien monde s’est écroulé deux fois – si je peux m’exprimer ainsi. La radicalité du confinement nous a ramenés chez nous. C’était une expérience à la fois terrible et passionnante. Le confinement a fait souffler un vent de panique sur un système en surchauffe permanente, rythmé par les sorties de films hebdomadaires. La crise sanitaire a mis un coup d’arrêt. Nous nous sommes retrouvés en apnée. Mais il y eut aussi une vertu à cela : cela a permis de nous centrer sur l’essence des choses et d’être créatifs.

Comment le milieu du cinéma a-t-il réagi ? Avez-vous observé une reconfiguration de la création ?

Anne-Claire Cieutat : Il y a eu une certaine prise de recul. Le cinéma, c’est un peu notre société en miniature. Certains se sont interrogés sur la mise en place d’un fonds de soutien aux techniciens, sur la possibilité de corriger les inégalités flagrantes et propres au milieu. D’autres ont formé des groupes de réflexion, comme par exemple Les Mondes d’après, qui a été très actif sur YouTube et les réseaux sociaux : il rassemblait des professionnels et des scientifiques soucieux d’éveiller les consciences et de réfléchir à un monde plus juste et plus équitable. À Bande à part, nous avons donné la parole à des professionnels du cinéma, comme des distributeurs et des exploitants et les avons fait s’exprimer sur leur façon de réagir à la situation et sur leur manière d’envisager l’avenir ; nous avons aussi rédigé des chants d’amour aux salles de cinéma alors désertées… Côté création, la Cinémathèque française a publié sur son site des lettres vidéo que des artistes du monde entier leur ont envoyées. Le résultat était souvent très réussi et très intime. J’ai aussi vu des acteurs et actrices que je suis sur les réseaux sociaux, comme les inventives Florence Loiret-Caille et Elsa Zylberstein, continuer à créer, à communiquer avec le public avec les moyens du bord – souvent via Instagram. Des cinéastes comme Olivier Nakache et Éric Toledano, eux, ont profité du confinement pour rencontrer virtuellement des lycéens et ont pris le temps d’échanger longuement avec eux. Ces rencontres leur ont donné des idées pour un prochain film. C’était assez émouvant et très stimulant d’observer toutes ces initiatives, qui avaient toutes en commun la préservation du lien entre individus, quand bien même celui-ci passait par des canaux virtuels.

Comment les artistes de la série Continuer ont-ils été choisis ?

Matthieu Dussouillez : La forme très libre de ces créations avait l’avantage de permettre de sortir des sentiers battus. Nous avons fait appel à des artistes d’horizons très divers : metteurs en scène, réalisateurs, performeurs, plasticiens, illustrateurs… Il s’agit d’artistes qui utilisent la vidéo dans leur travail, mais dont la vidéo n’est pas le médium d’expression principal. Certains ont un lien avec l’opéra, d’autres non. Certains sont déjà connus, d’autres émergent. Certains sont liés à la saison en cours – comme la metteuse en scène Anna Bernreitner – aux saisons futures – comme David Marton, Mikaël Serre ou la metteuse en scène Silvia Costa… D’autres pas – comme l’artiste pop et illustratrice Pauline de Tarragon. Tous ont en commun d’avoir un univers artistique fort, de porter un regard sur notre époque, d’être des artistes que nous admirons et dont nous suivons le travail. J’ajoute que si, en cette période de confinement, nous avions besoin de la parole des artistes, certains ne ressentaient pas le besoin de créer : ils accusaient le coup, avaient besoin de temps pour digérer et penser cette situation inédite. Je pense notamment à ceux qui avaient perdu des productions sur lesquelles ils travaillaient depuis longtemps. Il faut respecter ce désir de faire une pause. Il n’y a pas d’injonction à créer, pas d’injonction à la productivité.

Quel était le cahier des charges de ces commandes ?

Matthieu Dussouillez : Il était très simple : choisir un air d’opéra ou un extrait du répertoire classique, s’exprimer personnellement en utilisant le médium vidéo. Il s’agissait de revenir à l’essence même de l’opéra, qui pourrait se résumer à cette question : “Quel est votre rapport à la musique ?”

Le sujet était-il le confinement ?

Matthieu Dussouillez : Non, cela aurait été trop limitatif. Mais les artistes ont exprimé ce qu’ils ressentaient sur le moment et il se trouve qu’il était difficile de faire abstraction de la crise. Tiphaine Raffier, qui a réalisé la première vidéo de la série, a exprimé, sur l’air d’un lied de Schumann, sa tristesse de voir les festivals de l’été en berne. Elle filme un passant errant devant des gradins vides, qui rejoue en silence les scènes d’un théâtre fantôme.

 

Anne-Claire Cieutat : J’aime beaucoup ce film. Elle parvient, avec une grande simplicité formelle, à exprimer le manque, la perte, la nostalgie de ces rituels, ces moments de communion que sont les festivals. Il se trouve qu’elle devait créer cet été à Avignon. Elle n’a presque rien sous la main, alors elle filme cet homme devant des gradins de fortune, mais qui nous renvoient aux amphithéâtres grecs, à une étymologie de la culture. C’est une sorte de preuve par le vide.

 

Matthieu Dussouillez : Nous nous sommes toutefois aperçus que certains utilisaient cette commande pour dépasser le contexte et continuer à créer : une façon de conjurer le sort. David Geselson a joué avec l’assignation à résidence en collaborant avec onze preneurs et preneuses de vues issus de dix pays à travers le monde : sur la Symphonie n° 3 de Gustav Mahler, il nous donne des nouvelles de notre planète endormie. César Vayssié a composé un film sur l’air de “Casta diva” à partir de chutes de ses anciens films et performances : comme si, dans un geste bouleversant, il remplaçait la chute – l’effondrement que nous étions en train de vivre – par une multitude de chutes, comme autant de fragments d’un passé qui nous permettait de continuer à vivre. David Marton a, lui aussi, repris des projets en jachère, qui ont trouvé un aboutissement dans cette commande.

Que percevez-vous dans ces films ?

Anne-Claire Cieutat : Pour ma part, j’y ressens fortement le lien au contexte de création qu’était le confinement. Les artistes captent quelque chose de l’état du monde au présent. Or, le confinement nous a posé des questions essentielles : il nous a confronté au domestique, au trivial, mais aussi à l’intime et au métaphysique. Au-delà de leurs différences et de leur variété, il me semble que ces vidéos mettent toutes en scène une forme de lien au sacré, qu’elles essaient, chacune à leur façon, de reconstituer. Chacune se confronte à la question du sens que pouvait bien avoir la situation absurde dans laquelle nous étions plongés : à l’image de Silvia Costa, qui observe l’actualité au miroir de L’Or du Rhin et semble y voir à la fois un crépuscule et la possibilité d’une renaissance. J’ai également été très touchée par le film de Jeanne Desoubeaux. Tout le monde sait que le diable se cache dans les détails, et dans un plan, elle montre un livre ouvert à la page 82. Il se trouve que j’ai ce livre chez moi : il s’agit du catalogue de l’exposition Au-delà des étoiles. Le paysage mystique de Monet à Kandinsky, qui eut lieu au Musée d’Orsay en 2017. Nous avons beaucoup ressenti ce besoin presque mystique, pendant le confinement, d’aller au-delà du paysage, de donner un sens à ce qui était en train de se passer. À un autre moment, Jeanne Desoubeaux dit : “Tout est lié, comme on dit.” J’aime beaucoup la légère ironie de ce “comme on dit”. C’est drôle : on dirait une réponse à l’Eurêka quelque peu scientiste d’Edgar Poe, mais avec toute la distance et le recul que nous offrent le temps et cette situation, où la science et ses prédictions étaient sans cesse mises en défaut. Il se dégage souvent de ces courts-métrages une forme d’humilité, de quotidienneté, de prosaïsme. Le film de Mikaël Serre commence dans un lavomatique, où trouve refuge le personnage principal. Puis l’univers se déploie avec l’apparition de méduses fantomatiques, qui hantent la ville déserte comme des divinités sans culte. On bascule dès lors du côté des surréalistes, d’André Breton. Mais ce film est aussi hanté par d’autres fantômes : les petits écrans de télévision dans lesquels le réalisateur joue à faire apparaître deux classiques du cinéma. Il s’agit du chef-d’œuvre absolu L’Aurore de Murnau et du Village des damnés de Rilla. Comme si, à travers ces “lucarnes du diable”, à travers ces messages subliminaux glissés dans son film, il voulait nous mettre en garde contre le risque d’atomisation de notre société, qui était un autre danger du confinement.

De Visconti à Chéreau en passant par Werner Schroeter, l’opéra a depuis longtemps pris l’habitude d’aller chercher des metteurs en scène du côté du cinéma. Pensez-vous qu’il y ait des affinités électives entre ces deux arts, qui rendent évident le passage de l’un à l’autre ?

Matthieu Dussouillez : L’opéra crée des images – peut-être plus que le théâtre – et c’est en cela qu’il ressemble au cinéma. On se souvient du choc de Tristan et Isolde mis en images par Bill Viola. Mais ces affinités ne doivent pas éclipser les divergences profondes et absolues qui existent entre ces deux arts. Le cinéma se nourrit de cut et de montage. C’est ainsi qu’il produit du sens. À l’opéra, le metteur en scène est tributaire du livret et de la partition qui lui imposent leur rythme. Les metteurs en scène d’opéra ne maîtrisent pas le temps : ils doivent trouver des espaces de liberté à l’intérieur d’une temporalité préexistante. Il me semble que c’est l’une des raisons invoquées par David Lynch quand on lui a proposé de mettre en scène un opéra : il disait qu’il lui était difficile d’imaginer travailler sur une œuvre dont la temporalité lui échapperait. Par ailleurs, tous les réalisateurs n’ont pas un rapport intéressant à la musique. Certains la considèrent comme une simple bande-son et non comme un discours à part entière.

Réciproquement, beaucoup de metteurs en scène de théâtre et d’opéra intègrent la vidéo sur scène...

Anne-Claire Cieutat : Pour ma part, mon regard de spectatrice d’opéra est influencé par une expérience personnelle : tout au long de mon adolescence, j’ai fait partie de la Maîtrise de la Cathédrale de Strasbourg et j’ai participé à des productions de l’Opéra du Rhin. Je me souviens en particulier d’un spectacle, Hänsel et Gretel, qui compte parmi les moments les plus intenses de ma vie. J’en ai conservé un rapport charnel à l’opéra : le toucher des tissus, la chaleur des lumières de scène, l’odeur de la machine à fumée… À tel point qu’il y a quelques années, j’ai interviewé Guillaume Gallienne, qui mettait en scène La Cenerentola : lorsque je suis arrivée sur la scène du Palais Garnier, j’en spontanément retiré mes chaussures à talons, comme un réflexe, et j’ai marché pieds nus sur scène. Cela pour dire que, pour moi, l’opéra, c’est le corps. Partant de là, l’utilisation de la vidéo dans les spectacles me raconte souvent l’ailleurs ou l’absence.

 

Matthieu Dussouillez : C’est le cas, par exemple, lorsque le metteur en scène l’utilise pour montrer le contrechamp – par exemple, un prologue qui prendrait place avant les faits présentés sur scène ou un flash-back : ce que le plateau ne peut dire…

Il faut dire également qu’en passant à l’opéra, de nombreux réalisateurs choisissent de ne pas utiliser la vidéo...

Matthieu Dussouillez : Oui, c’est le cas de Patrice Chéreau, de Michael Haneke, dans Don Giovanni et Cosi fan tutte, ou encore du réalisateur argentin Damián Szifrón, qui a récemment mis en scène Samson et Dalila au Staatsoper de Berlin. C’est en quelque sorte le contraire des films d’opéra à la Losey (Don Giovanni en 1979), qui reviennent à faire entrer un opéra dans les codes du cinéma. Ici, en passant du cinéma à l’opéra, la vidéo cesse d’être le médium principal, cadre, englobant : immergée dans un univers où les moyens d’expression premiers sont le corps et la voix, la scénographie, les costumes, les lumières…, la vidéo voit son sens redéfini, elle prend une autre signification (qui peut être l’une de celles que nous avons évoquées). D’une certaine façon, il paraît naturel que le réalisateur y renonce pour reconstruire son esthétique avec des moyens proprement scéniques. Mais ce processus pose aussi d’intéressantes questions : que se passe-t-il lorsqu’un artiste renonce à son moyen d’expression principal ? Peut-il reconstituer son art d’une autre manière ?

 

Anne-Claire Cieutat : Dans le cas de Haneke, ce renoncement à la vidéo en passant à l’opéra n’est guère surprenant : de Benny’s Video à la scène finale du Septième Continent – qui voit se suicider une famille entière, dont le dernier membre meurt devant un téléviseur qui tourne à vide -, le réalisateur autrichien développe un discours très critique et très méfiant à l’égard des écrans. Au théâtre, je songe également à un metteur en scène comme Ivo van Hove, dont on ignore souvent si la vidéo est en live ou en faux live, comme s’il voulait attirer notre attention sur le potentiel de manipulation des images.

Ces utilisations de la vidéo par l’opéra sont peut-être une forme de revanche de l’art lyrique sur le septième art : au début du 20e siècle, non seulement le cinéma naissant s’est beaucoup inspiré des codes de l’opéra - y compris musicalement - mais il lui a également ravi sa place, et doublement : comme art total et comme grand spectacle populaire...

Anne-Claire Cieutat : Le cinéma a contesté à l’opéra son statut d’art total et populaire, mais, dans le même temps, il l’a incité à se redécouvrir comme rituel – noir salle, lumière en fosse, entrée du chef, lever de rideau, tomber de rideau, etc. Un rituel de l’ici et maintenant, de la présence à soi et aux autres.

C’est la théorie de l’Histoire des arts développée par Nathalie Sarraute dans L'Ère du soupçon : l’apparition d’un nouveau médium d’expression ne fait pas disparaître les arts précédents, mais les fait évoluer en les incitant à se recentrer sur ce qui constitue leur essence même. Elle cite l’exemple de la photographie, qui a libéré la peinture de la reproduction du réel et l’a incitée à évoluer vers des formes de moins en moins mimétiques comme l'impressionnisme ou le cubisme...

Matthieu Dussouillez : C’est aussi la raison pour laquelle l’opéra – cet art que l’on dit mort depuis sa naissance – continue de se régénérer sans cesse au contact des autres arts.