Le temps du cinéma #2

Entretien avec Éric Lagesse, dirigeant de Pyramide Films et coprésident de DIRE, Syndicat des Distributeurs Indépendants.

Bande à Part propose une série d’entretiens avec des professionnels du cinéma qui racontent leurs réalités du travail, les perspectives et ce qui se joue durant cette période unique dans l’histoire de l’humanité. Un confinement planétaire qui touche près de 4 milliards de personnes.

À l’heure où se prépare le déconfinement en France, alors que de nombreux festivals internationaux ont interrompu, reporté ou annulé leur édition 2020, tandis que d’autres ont opté pour une édition numérique, et que les salles de cinéma sont fermées, les tournages arrêtés, que se joue-t-il concrètement au jour le jour ?

 

 

Que faisiez-vous le samedi 14 mars au soir lorsque le gouvernement a annoncé vouloir fermer les salles de cinéma en France ? Vous aviez trois films en exploitation : Kongo de Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav, sorti le mercredi 11 mars, L’État sauvage de David Perrauld, en salle depuis le 26 février, et Tu mourras à vingt ans d’Amjad Abu Alala, qui en était à sa dixième semaine d’exploitation.

Le samedi soir, j’étais au cinéma, et le lendemain effectivement les salles fermaient. Je dois ajouter, à ces trois films cités, celui de Céline Sciama, Portrait de la jeune fille en feu, qui a eu un regain d’intérêt suite à la cérémonie des César. Ce regain militant continuait à rassembler un public nombreux, surtout à Paris, où les salles étaient pleines, au MK2 Quai de Seine entre autres. Le film est même retourné à l’UGC des Halles, ce qui est assez rare pour un film sorti six mois plus tôt… Kongo était le film que nous avions sorti dans une seule salle à Paris, au cinéma Les Trois Luxembourg, et dans une trentaine de salles en province. Il a démarré très faiblement, puis il a remonté la pente. Ce film rare, absolument génial et qu’on n’avait pas l’habitude de voir, faisait les entrées que l’on avait escomptées. C’est vrai que, sur le papier, le film ne semble pas cent pour cent attractif pour un public de plus en plus formaté, de moins en moins curieux – dans lequel je m’inclus d’ailleurs. Avec un documentaire comme Kongo, il faut faire la démarche d’aller le chercher dans une seule salle, et je peux dire que je n’y vais pas tout de suite. En revanche, si trois amis me le recommandent fortement, j’y vais ! On voyait bien que le film progressait dans les entrées. D’ailleurs, celles de samedi furent bonnes, et dimanche le couperet est tombé : c’était terminé. Kongo a été coupé en plein vol comme le film Portrait de la jeune fille en feu, lui aussi coupé en plein second envol. Pour les deux autres films, c’était vraiment la fin de la comète

Kongo. Copyright Expédition Invisible.
Kongo est un film remarquable, assez retors, entre Jean Rouch et Werner Herzog. Combien espériez-vous faire d’entrées avec ce film singulier ?

Avec une salle à Paris et trente-trois en province, nous espérions atteindre 10.000 entrées. Pyramide a aussi besoin de sortir des films qui vont faire l’actualité. Le pari était réussi avec ce film qui a eu une presse gigantesque. Lorsque Roxane Arnold, la directrice de la distribution, et moi-même trouvons un film comme ça, aussi singulier, nous le prenons sans hésiter, même en sachant que ce ne sera pas facile de le distribuer. À l’heure actuelle, on en est à deux mille entrées d’un film qui, avec le temps et le bouche-à-oreille, aurait pu incontestablement atteindre l’objectif que l’on s’était fixé.

Avez-vous envisagé une autre stratégie pour ce film ?

C’est un film intemporel, que l’on ressortira lorsque les salles rouvriront. De la même façon et au même endroit, sachant que nous ne savons toujours pas quand exactement les cinémas vont pouvoir ouvrir de nouveau. Sur Kongo, nous n’avons pas souhaité le mettre en VOD, car j’ai bien peur que le film n’ait pas assez de notoriété pour être découvert. Alors que, pour les autres films, on a pu anticiper les sorties en VOD, grâce à la dérogation que le CNC a mise en place assez rapidement. L’État sauvage de David Perrault a pu ainsi en bénéficier.

La crise que nous traversons bouscule en profondeur nos pratiques, quel regard portez-vous sur l’utilisation des plates-formes ?

Je pense qu’il est un peu tôt pour tirer des conclusions, nous aurons besoin des savoirs des sociologues pour réaliser ce qui se joue actuellement. En revanche, ce que je constate, c’est que les plates-formes cartonnent. Je suis tous les jours les résultats d’UniversCiné et les autres plates-formes. Il y a beaucoup plus d’achats et de téléchargements, de même avec les audiences télé qui sont bien plus importantes. Ce qui est intéressant de réaliser, c’est que ce ne sont pas les grandes chaînes de télévision, TF1, France 2, France 3 qui font les meilleures audiences, contrairement à France 5 et surtout Arte. Arte fait des scores de plus de 1,8 millions de spectateurs sur des films de cinéma, alors qu’en temps ordinaire, lorsque Arte dépasse le million, c’est déjà exceptionnel. Il y a beaucoup plus de gens qui regardent des films de cinéma à la télévision, c’est très net. La seule nouvelle chose qui se passe, c’est que le public a désormais un rendez-vous quotidien à 14 h sur France Télévision avec un film de l’après-midi. Lorsque que c’est Papy fait de la résistance (Jean-Marie Poiré, 1983), ça marche très fort, beaucoup moins lorsque c’est La Bûche (Danièle Thompson, 1999). Sur les plates-formes, le phénomène est identique, les séries cartonnent. Par exemple, nous avons en VOD sur UniversCiné le film Les Éblouis (Sarah Suco, 2019) qui rencontre un grand succès. Le film a eu auparavant une belle notoriété, avec plus de 230.000 entrées et une nomination aux César, les gens l’ont encore en tête. Et l’histoire de cette communauté, qui vit refermée sur elle-même, a sûrement des résonances avec ce que nous vivons. Maintenant, savoir si, après plusieurs mois de confinement, les gens vont rester devant leurs plates-formes, car ils en ont pris l’habitude, ou s’ils vont retourner en salle, je ne peux pas donner de réponse définitive. Mais je veux rester optimiste pour la salle de cinéma.

Précisément, pensez-vous qu’il faille aller encore plus loin, ou au contraire renforcer la chaîne cinématographique industrielle telle qu’elle existe ?

Il y a plate-forme et plate-forme. Il y a, par exemple, UniversCiné, et d’autres aussi. Ce sont des plates-formes qui respectent et appliquent la chronologie des médias. Elles sont une nouvelle façon d’exploiter un film, sachant que cela empiète un peu aussi sur la vente des DVD. Par conséquence, on anticipe et on gagne de l’argent sur ces plates-formes-là. Ensuite, il y a le modèle « anti sortie salle », des plates-formes très agressives contre notre modèle financier. Même si je travaille avec eux, que ce soit Amazon Prime ou Netflix, pour eux, si le film n’est pas distribué en salle, ils le sortent sans hésiter. On doit vraiment considérer qu’il y a deux modèles, celui de Itunes, UniversCiné et autres qui ont besoin de la sortie salle pour faire en sorte qu’un film marche, comme Les Éblouis. Avec Netflix, soyons clairs, nous n’existons pas. Ils vendent des films qui ne vont pas sortir en salle, c’est complètement contraire à mon modèle. Peut-être va-t-on finir par être dévorés par ce modèle agressif, il y en aura bien plus, je n’en doute pas, mais ce qui va subsister à la salle, je n’en sais trop rien… J’ai peut-être encore du temps devant moi, avant la retraite, pour voir ce scénario arriver. Mais en même temps, les salles restent vivaces ; on continue à construire des cinémas, le film demeurant un spectacle de divertissement.

Les pouvoirs publics devraient-ils s’impliquer davantage encore ?

En France, nous payons des impôts. Nous devons faire payer les GAFA, qui nous prennent notre argent via les abonnements. C’est normal qu’il y ait un retour sur les impôts, ils peuvent aussi contribuer au cinéma, dans ce modèle vertueux pour lequel nous sommes forts. Le cinéma français n’est pas un bulldozer comme peut l’être le marché américain. Pour rien au monde, je n’aurais envie d’être un distributeur américain, ce n’est pas un système dans lequel j’ai envie de me battre. Même si je vais à Sundance tous les ans pour découvrir la production indépendante américaine. Je dois dire qu’elle est tout de même très pauvre, à part quelques films bien précis où je vois la trace d’un auteur. De plus en plus, chaque année à Sundance, je vois des films formatés pour les plates-formes, qui d’ailleurs ne sont jamais vus en France.

Comment cela se passe-t-il avec vos collègues au sein de Pyramide Films ?

Nous n’avons pas de films à sortir en salle, nous n’avons pas de date pour la réouverture des salles. Allons-nous laisser passer l’été, avec le chômage partiel pour les salariés, afin de reprendre en septembre ? Est-ce que le public va revenir lorsque les salles seront de nouveau ouvertes, et comment ? En masse ? En petites grappes ? Avec des mesures barrière de distance entre les sièges ? Est-ce que le public aura suffisamment confiance pour retourner au cinéma ?  Tout ça, ce sont des inconnues. Et si par hasard les salles ouvrent le 1 septembre, faut-il sortir un film le 7 ? À toutes ces questions, je n’ai pas de réponses. Ma société est en sommeil, j’ai fait comme la plupart des sociétés de distribution, c’est le chômage partiel, à la carte, à savoir qui travaille un jour, deux jours ou trois jours par semaine. La responsable VOD a un peu plus de boulot, la juriste aussi, et la comptable avec le bilan. Les programmateurs de salles n’ont rien à faire, comme la responsable des partenariats et d’achats d’espaces. Il faut juste tenir le plus longtemps possible.

Avez-vous un soutien de la part des ministères ?

Comme vous le savez, pour le moment il y a un soutien du gouvernement et du ministère du Travail pour le chômage partiel. Ce soutien n’est que dans les promesses, car ce chômage est payé avec votre propre trésorerie, certes sans les charges, ce qui est un allègement, mais c’est un coût pour la société. Je ne sais pas quand cela me sera remboursé. En ce qui concerne le CNC, on a fait beaucoup de demandes en lançant des pistes qui ne sont pas suivies. Par exemple, nous avons proposé de doubler le fonds de soutien sur les films impactés. De même nous proposons que l’aide au programme des films touchés en plein vol soit aussi doublée. Pour Kongo, je perds 90.000 euros sur mes frais de sortie, je ne récupère rien avec les 2000 entrées que le film a faites. Pour le moment, nous n’avons encore aucun retour. La seule mesure concrète que le CNC a mise en place concerne les entreprises en difficulté de trésorerie, elles pourront mobiliser une partie de leurs fonds de soutien pour les frais généraux, ce qui est déjà une aide importante, permettant aux gens de tenir. Encore faut-il déjà qu’ils puissent avoir accès au fonds de soutien.

En ces temps de crise, quels sont vos rapports avec vos collègues au sein de la profession ? Quelles options envisagez-vous pour les films que vous deviez sortir ?

Avec Carole Scotta de Haut et Court, je copréside le syndicat des distributeurs indépendants, DIRE. Avec Hugues Quattrone, le délégué général du syndicat, on participe à énormément de réunions en visioconférence pour échanger, on répercute toutes les informations à nos membres. Je discute aussi régulièrement avec des collaborateurs avec qui je suis plus proche sur les réalités de notre travail, comment chacun fait avec son équipe, le chômage partiel, sur les films qu’ils pensent sortir, etc. À l’heure actuelle, on ne peut encore rien anticiper. Je me projette, c’est clair. Si les salles ouvrent cet été, voire même début septembre, je me prépare à sortir les films que je voulais déjà sortir. Sur certains films étrangers, je suis en train de voir si je peux faire une sortie directement à la télévision, des films sur lesquels j’ai tous les droits et que je peux vendre sans demander à une chaîne française si j’ai le droit ou non. J’essaye d’alléger mon line-up, car je me rends compte que je vais avoir beaucoup de films à sortir. Même si je ne peux pas dater aujourd’hui la sortie des films, je ne vais rien changer à ma façon de travailler. Il y a les films qui étaient prêts pour le festival de Cannes que je vais essayer, d’une façon ou d’une autre, de proposer l’année prochaine. Nous devons aussi prendre des décisions pour les films dont les tournages ont été arrêtés, comme ceux en postproduction, afin de pouvoir nous projeter au-delà de cette année. Pyramide Films distribue en moyenne un film et demi par mois, je ne vais pas me mettre à sortir quatre films par mois et travailler à la chaîne, ce n’est pas ainsi que je conçois mon métier. Je vais devoir lisser et étaler. Avec nos collègues, on va tous être amenés à procéder de la même manière. La meilleure solution serait d’attendre les grands festivals de l’année prochaine pour lancer les films qui étaient prêts pour cette année. Ce ne sont pas des films pour l’actualité, c’est du cinéma. Qu’ils soient lancés en 2020 ou 2021, cela ne change pas grand-chose, sauf pour les producteurs qui auront des frais à couvrir. 2020 sera une année blanche pour le cinéma. Même si je reste dubitatif, je vais tout de même participer au marché du film virtuel de Cannes. Si tous les distributeurs ont, comme moi, dix-huit films prêts, des films qu’ils ne peuvent pas sortir, et si, en plus, nous ne savons même pas quand et quel premier film dater pour une sortie, alors comment peut-on avoir le désir d’acheter d’autres films à un marché, même virtuel ? À moins de tomber sur le film avec lequel vous êtes sûr de toucher le jackpot pour une sortie en décembre 2020…

Cette expérience collective nous confronte à nous-mêmes et à autrui…

Elle nous confronte d’abord à nous-mêmes, car lorsqu’on est seul, même si on vit le confinement avec quelqu’un, on est assigné à résidence. On réfléchit beaucoup, on se pose énormément de questions… J’aimerais vraiment penser qu’on va repartir dans un monde solidaire et plus juste quant à l’écosystème. J’ai le sentiment que la jeune génération va reprendre le flambeau de l’écologie, elle est consciente et elle est prête à le faire. Il faut juste qu’on se débarrasse des éléments perturbateurs, ceux qui rendent le monde plus noir et plus néfaste. Du Brésil aux États Unis, à la Chine et à la Hongrie, avec d’autres pays qui ont des gouvernements juste effarants. On a besoin de renouveau, on a besoin des émigrés et d’être ouverts aux autres. Je regarde la formidable émission diffusée sur France Télévisions et racontée par Roschdy ZemHistoire d’une nation et je me dis que l’histoire se répète vraiment trop. Je n’arrive pas à comprendre comment la pensée humaine ne prend pas racine dans l’Histoire. L’éducation est indispensable, comprendre son passé est essentiel pour ne pas répéter les mêmes horreurs. Les frontières ne sont pas étanches, et un virus, comme un nuage nucléaire, passe. Nous ne sommes pas invincibles, un virus minuscule a terrassé la Terre entière. La solidarité est fondamentale et heureusement que je suis en France, je sais bien que dans d’autres pays c’est, hélas, affreux. Je suis heureux de payer des impôts en France pour permettre à chacun d’avoir accès à la Sécurité sociale, c’est une solidarité nationale importante. Elle doit l’être à l’échelle planétaire. Même si je suis très critique envers le gouvernement français actuel, qui a gazé il y a quelques mois les infirmières et infirmiers qui manifestaient dans la rue, cela fait hélas longtemps que nous subissons une dérive libérale avec ses conséquences désastreuses. Il est plus qu’important de revoir ça et de continuer à être encore plus solidaires. Ce qui nous arrive va nous rendre meilleurs.

 

Entretien réalisé en visioconférence le jeudi 23 avril 2020.

Site de Pyramide Films.

Pétition en ligne : Pour une diversité du cinéma sur France Télévisions, en période de confinement… et après !

We Are One : A Global Film Festival, réunissant 20 festivals majeurs, propose un festival mondial gratuit sur la plate-forme Youtube du 29 mai au 7 juin.