

L'interview azimutée d'Anne Brochet
Elle vient de quitter la scène du Théâtre National de Strasbourg, qu’elle s’apprête à retrouver du 11 au 15 avril pour Tout mon amour de Laurent Mauvignier ; Anne Brochet y a joué en février Odile et l’eau, un texte qu’elle signe et interprète seule, en maillot de bain la plupart du temps, et que chorégraphie Joëlle Bouvier. Dans cette chronique d’une expérience aquatique, Anne Brochet apparaît tour à tour drôle et mélancolique. Celle qui fut au cinéma ou à la télévision l’interprète de Claude Chabrol, Jean-Paul Rappeneau, Claude Miller, Jacques Doillon, Jacques Rivette ou Sophie Fillières, et qu’on aimerait retrouver sur grand écran, dessine une œuvre littéraire (elle est l’auteure de cinq romans parus au Seuil et chez Grasset), et filmique.
Anne Brochet a signé deux documentaires très personnels et touchants. Dans Brochet comme le poisson, celle qui se débat avec son patronyme depuis toujours exprime son « animalaise », et part à la rencontre d’autres personnes aux noms animaliers. C’est un film savoureux, parfois cocasse, qui suscite plusieurs éclats de rire. Le charme de ce récit intime provient aussi de son rapport au temps. Non formaté, il avance délicatement en associant et dépliant les idées, et dessine un monde où la solitude, le désir de résonance et la quête de soi se racontent avec lucidité et tendresse.
Dans Rêve de mouette, Anne Brochet filme son quotidien dans le quartier de Hollywood dont elle a fait l’expérience avec ses enfants, et tisse un pont entre une illustration de livre pour enfants qu’elle appréciait petite fille et celle qu’elle cherche à devenir : une femme qui promène son chien dans la joie. Entre le début et la fin, on la suit entre promenades canines, tentative entrepreneuriale, recherche théâtrale et séances psychanalytiques. Anne Brochet apparaît à la fois errante et exploratrice, mais aussi courageuse et singulière. D’où l’envie de lui proposer cette interview « azimutée », du coq à l’âne et du trivial au sacré.
Le café, dans le silence.
Après le deuxième café ! J’écris depuis longtemps maintenant, et j’ai compris ces dernières années que, quand je ne fais rien, j’agis quand même. Je pense ne rien faire, or je continue à réfléchir. Je crois que même en état de somnolence, je travaille. Je ne me blâme donc pas d’être paresseuse. J’ai pris confiance en moi et dans mon processus créatif avec le temps.
Dans ma cuisine, à l’ordinateur. Je ne peux pas écrire allongée.
Plutôt bon, mais je n’aime pas le bruit des assiettes et des coupelles. C’est pourquoi je ne peux pas travailler dans un café.
Il est venu en lisant Regarde les lumières mon amour d’Annie Ernaux. J’ai trouvé que ce journal, où elle relate ses visites dans un supermarché, était une merveilleuse idée. Je vais souvent à la piscine et suis attentive à ce qui s’y passe ; cela m’a donné envie d’y tenir un journal. J’ai mis dix ans à m’y mettre. Un beau jour, j’ai senti que j’étais alignée avec ce sujet et prête à écrire.
J’avais un problème quand j’étais jeune : j’étais tellement rêveuse que je n’étais pas ancrée dans la terre. J’ai rencontré quelqu’un qui m’a suggéré de penser à ma « verticalité ». Chercher à comprendre ce mot m’a permis d’atterrir.
Oui, dans la mer. J’aime ça.
Beaucoup. J’ai visité une exposition qui lui était consacrée à Orsay, avec mes parents. C’était un grand moment familial. J’ai beaucoup pleuré. Son œuvre m’a bouleversée. J’y voyais quelque chose de familier. Il y a trois raisons pour lesquelles mon personnage s’appelle Odile. C’est un prénom qui m’a toujours intriguée. Enfant, je connaissais une Odile, à qui je n’ai jamais parlé. C’était la fille d’Amiens bien coiffée, bien habillée, cool par excellence. Il y a eu ensuite la rencontre avec Odilon Redon à Orsay. Et entre, celle avec Ondine de Giraudoux, que j’ai travaillé au Conservatoire d’Amiens. Et quand une actrice joue Ondine à seize ans,… elle joue Odile à cinquante-cinq !
Ah oui ? À la fin d’Odile et l’eau, mon Odile retrouve la vue.
Pas du tout. Je n’ai jamais su distinguer la droite de la gauche. Encore aujourd’hui, à mon âge, je suis obligée de m’imaginer écrire pour m’y retrouver.
C’est mystique. Présence prend une majuscule pour moi.
J’en ai tellement… Ceux des nourrissons. Celui de la solitude.
Je ne suis pas spécialement sensible à l’acoustique des lieux en général, mais celle des piscines me berce. On ne comprend rien à ce que disent les gens et c’est agréable. Le brouhaha n’y est jamais agressif.
Pas du tout. J’ai l’impression de ne l’avoir toujours pas trouvée. J’en ai plusieurs.
Les deux !
Celles de mes enfants.
Je vis dans une maison très silencieuse à la campagne. J’en ai presque des sifflements dans les oreilles. C’est effrayant au début, puis cela démultiplie l’oreille. Le silence excite le son et le possible son. Le son, lui, n’excite pas le silence.
J’entretiens une relation très amicale avec les arbres, les peupliers en particulier.
Oui.
Je n’ai pas été élevée là-dedans, mais je m’en suis créé très jeune.
Il faudrait quand même que je me mette aux talons hauts pour avoir vécu l’expérience !
Je n’ai plus le trac. Je l’ai eu terriblement plus jeune. Maintenant, j’ai des pensées. Par exemple, actuellement, je pense avec affection à Marie-Antoinette avant d’entrer en scène. Je pense à Caroline Silhol, qui l’a incarnée dans un spectacle de Robert Hossein, où le public votait pour ou contre la mort de la reine. En attendant, dans mon peignoir, que le régisseur vienne me chercher, au lieu de penser à Odile, je pense à Caroline et à Marie-Antoinette. Cela me met dans un état de gravité pre-mortem, qui m’empêche d’avoir le trac.
Je suis en salle de gym. J’ai besoin d’occuper mon corps. J’aime bien la concentration par l’effort physique, sans m’éreinter non plus, et le prolongement du mouvement quand j’arrive sur le plateau.
Beaucoup. Au TNS, j’aime beaucoup la petite salle, où j’ai joué Odile et l’eau. Bien plus que la salle Koltès, où j’ai joué Architecture il y a quatre ans et que je trouve plus froide.
Oui.
Pas trop. Ça me gêne. Quand je suis spectatrice et que je suis bouleversée par un spectacle, je suis partagée entre applaudir les interprètes et rester dans mon émotion. Le bruit des applaudissements peut irriter, mais c’est aussi un brasier. J’ai un rapport très ambivalent avec eux. Parfois, j’ai juste envie que l’on fasse rideau et que les spectateurs restent sur Odile et non sur Anne, qui vient saluer. C’est différent pour la danse, qui est comme une rencontre entre des corps et mon imaginaire. La rupture à la fin du spectacle est moins nette au moment des saluts.
Je suis lente. Je trouve que le temps va à toute allure et qu’on vit des coups de frein abrupts parfois. Deux ans peuvent durer cinq cents ans et dix ans, une semaine. Toute abstraction aidant, l’enfance offre le temps le plus adéquat. Si je me souviens bien, du moins !
L’innocence.
S’il faut choisir, je dirais Milou, mais je ne les aime ni l’un ni l’autre, en fait. Tintin ne m’a jamais intéressée. C’est ainsi. Je préfère Astérix. Les personnages y sont un peu gauches, et ça me plaît.