Leila et ses frères

Famille au bord de la crise de nerfs

Très attendu, Leila’s Brothers, troisième long-métrage du réalisateur iranien de 32 ans, Saeed Roustaee, a fait sensation au dernier festival de Cannes.

Saeed Roustaee est considéré comme un petit prodige en son pays : son premier long-métrage, Life and a Day (2016), avait reçu les neuf principaux prix du Festival International du Film de Fajr à Téhéran, le plus important festival iranien, ainsi que les prix majeurs de l’Annual Iranian Film Awards et de l’Annual Iranian Film Critics Award, plus divers prix dans des festivals internationaux. Son deuxième film, le très réussi La Loi de Téhéran avait été lui aussi remarqué, remportant le Grand Prix au Festival de Venise et le Prix de la Critique du Festival International du Film Policier Reims Polar, avant d’être nommé au César du Meilleur Film Étranger.

Leila’s Brothers (Leila et ses frères) raconte l’histoire d’une famille nombreuse de quatre frères au chômage et de leur sœur, tous adultes, vivant encore chez leurs parents, deux vieillards abîmés par le temps. La maison familiale est modeste, dépourvue de chambre individuelle pour se préserver de la promiscuité. La vie se résume pour eux à une forme de survie sociale et économique dans cette cellule étouffante et dans un pays au bord du gouffre, en complète récession. Le père Esmaïl rêve de la reconnaissance de sa communauté en devenant son nouveau parrain, la plus haute distinction de la tradition persane. À ce titre, il doit promettre la quasi-totalité de ses économies et la nouvelle vient brutalement contrecarrer le plan secret de Leila, qui envisage d’acheter une boutique pour lancer une affaire avec ses frères. Alors que trois d’entre eux n’ont pas vraiment d’avis tranché sur la question, Leila et Alireza s’opposent sur le fait d’abandonner leur projet d’ouvrir boutique et de restituer ou non l’argent volé à leur père…

Copyright : Amirhossein Shojaei

La tragédie menace cette cellule familiale, dont les protagonistes sont à couteaux tirés malgré l’amour qui les lie. Au centre, le portrait de Leila fascine (Taraneh Alidoosti splendide). Cette femme de caractère est entourée d’une fratrie pour laquelle elle s’est sacrifiée, autant que pour ses parents, qu’elle assiste en permanence. Voilée, on pourrait la croire soumise, mais elle est en révolte. Son personnage met en évidence un contraste, un paradoxe même, entre l’image de tradition qu’elle dégage et sa modernité, son intelligence, sa clairvoyance. En vérité, c’est bien Leila qui tient à bout de bras, de l’intérieur, cette famille, et la dirige avec la prescience d’un sacrifice nécessaire pour sauver ses frères. Le spectateur découvre aussi sa dimension forte au travers du regard d’Alireza (Navid Mohammadzadeh, acteur fétiche et génial de Saeed Roustaee), dont les hésitations et les revirements sont les signes de ses tiraillements intérieurs. Plus que les autres, il perçoit ce monde contemporain et son système financier devenus fous, et souffre de l’angoisse qu’il ressent à défier son père, à s’émanciper des traditions. Il réalise la force, l’acuité et la célérité de sa sœur (des vérités difficiles à accepter pour un Iranien, venant d’une femme !). C’est l’une des nombreuses réussites de ce film, qui utilise les mots comme une arme. Servi par d’excellents acteurs au jeu naturel et percutant, circonscrits par le sens du cadre toujours précis, des dialogues fins et l’ampleur de la mise en scène (notamment dans une scène de mariage étonnante, presque à la De Palma) et globalement impressionnante de Saeed Roustaee, le film émeut profondément. À ce titre, l’épilogue de Leila’s Brothers (Leila et ses frères) restera l’un des moments les plus gracieux et marquants du dernier Festival de Cannes. Et du cinéma tout court.

 

Olivier Bombarda