Everything Everywhere, All at once

L’univers des possibles

Everything Everywhere, All at once met tout le cinéma américain dans un mixeur, pour en sortir un milk-shake aussi riche qu’absurde.

Rarement un film indépendant américain n’aura été précédé de pareille réputation avant sa sortie française. C’est le plus gros succès au box-office de la prestigieuse société de production A24 (Moonlight, Ex Machina, Midsommar, The Lighthouse…) et le film est déjà disponible dans à peu près tous les pays du monde, sauf en France. Derrière ce phénomène se cache un duo de cinéastes, Daniel Kwan et Daniel Scheinert, auto-surnommé Les Daniels. Après avoir partagé leur loufoquerie dans le monde de la musique à travers quelques clips, ils ont signé un premier long-métrage détonnant en 2016 : Swiss Army Man. Sorti en France directement en DVD puis sur Netflix, il mettait en scène Paul Dano et un troisième Daniel, Daniel Radcliffe cette fois, dans une « bromance » déjantée à tendance scatophile. Cette comédie barrée, absurde et jouissive faisant immédiatement des réalisateurs la nouvelle sensation indé du moment. Leur second film, Everything Everywhere All at Once, pourrait se traduire pour les non-anglophones par “Tout, partout et tout en même en temps”. Soit un titre reflétant bien l’ambition affichée par Daniel Scheinert lorsqu’il est venu présenter le film au dernier Champs-Elysées Film Festival : l’idée était de faire « le film qu’on avait envie de voir, ou plutôt les dix films, qu’on a réunis dans un seul ».

Everything Everywhere All at Once - opyright Leonine

L’argument de départ tient sur un timbre-poste. Une famille chinoise légèrement dysfonctionnelle travaille dans une laverie aux USA. Evelyn et Waymond forment un couple jonglant entre de gros problèmes de dettes et l’arrivée imminente du grand-père trop fermé d’esprit pour comprendre l’homosexualité de leur fille, Joy. Si ce scénario pourrait nous emmener sur le chemin d’une comédie sociale attendue, les dialogues et la mise en scène des premières séquences nous détrompent vite. On découvre les membres de la famille en quelques secondes. Ils paraissent tous débordés et parlent un mandarin au débit survitaminé. Déjà, le rythme du montage et les mouvements de caméra effrénés annoncent les multiples rebondissements à venir. Une visite à une inspectrice des impôts (Jamie Lee Curtis, aussi déjantée que terrifiante) clôt ce prologue avant qu’on comprenne ce dont il est réellement question. L’univers dans lequel vivent les personnages cohabite avec une multitude d’autres mondes parallèles. Dans l’un d’eux, Evelyn n’est plus la cinquantenaire tenancière d’une laverie, mais une super-héroïne sauveuse de l’humanité. Face à elle, un bagel géant s’apprête à détruire l’ensemble de ces univers. Toute l’absurdité du cinéma des Daniels est bien là.

Evelyn et Waymond, interprétés par Michelle Yeoh et Ke Huy Quan passent sans cesse d’un monde à l’autre. Au gré de ces changements, leurs personnages évoluent et les acteurs semblent prendre un plaisir fou à se glisser dans cette grande variété de rôles. Michelle Yeoh (Tigre et Dragon) réalise ainsi une véritable performance et détonne dans un genre où il est assez rare de voir une comédienne de soixante ans occuper le premier plan. Les réalisateurs s’amusent de cette question de genre et profitent de leur concept pour transformer le film en un patchwork résumant à peu près tout le cinéma américain actuel : la comédie loufoque qui avait fait le succès des réalisateurs, les scénarios à puzzle reposant sur un phénomène physique complexe à la Christopher Nolan, les films de super-héros (Everything Everywhere All at Once est d’ailleurs produit par les frères Russo, piliers de l’écurie Marvel), les teen-movies, l’animation, les films d’art martiaux … Tout y passe, dans un joyeux capharnaüm permis par l’entrechoquement de ces différents mondes. Si plusieurs moments sont réjouissants (dont un pastiche hilarant de 2001 L’Odyssée de l’espace), d’autres vont tellement vite que notre cerveau comme notre regard peinent à faire la mise au point. À vouloir tout mettre, tout dire, tout faire, le film tire en longueur (2 h 20) mais parvient à retomber sur ses pattes. Il n’en demeure pas moins un OVNI qui mérite le détour pour sa capacité de synthèse généreuse. Dans plusieurs années, quand on nous demandera à quoi ressemblait notre société en 2022, on pourra évoquer le rythme épileptique et le désordre organisé d’Everything Everywhere All At Once. Un film où l’on « scrolle » infiniment d’une idée à l’autre, en s’arrêtant sur des petits éclats de génie pendant que tout s’écroule et que certains sont déjà loin dans les métavers.

Léo Ortuno