Chère Léa

La fille d’à côté

Sur la base d’une intrigue minimaliste et d’une mise en scène fondée sur la force du hors-champ, Jérôme Bonnell signe avec Chère Léa une comédie humble, délicate et séduisante.

Au fil des années, Jérôme Bonnell a dessiné sa carte de Tendre identifiable par sa petite musique douce-amère aux accents plus que charmants. Dans J’attends quelqu’un, par exemple, on garde un souvenir ému des séquences de tendresse entre le personnage de Jean-Pierre Darroussin et celui de la prostituée jouée par Florence Loiret-Caille ; Le Temps de l’aventure, son film le plus romanesque et le plus abouti à ce jour, qui narre la rencontre fortuite et la passion fugace entre un homme et une femme (Emmanuelle Devos et Gabriel Byrne), reste un magnifique moment de cinéma ; dans À trois, on y va, un autre de ses sept longs-métrages, le chassé-croisé amoureux entre les protagonistes jouait, lui, avec l’art du marivaudage en bord de mer et faisait naître des séquences pleines d’espièglerie. Chez Jérôme Bonnell, même lorsque la tonalité se fait plus grave (dans La Dame de trèfle, par exemple), la légèreté s’immisce dans des instants de quotidienneté enchantés (on se souvient de ceux qui célèbrent la complicité entre le frère et la sœur, joués par Florence Loiret-Caille et Malik Zidi, dans ce dernier film, par exemple).

Chère Léa de Jérôme Bonnell. Copyright Diaphana Distribution.

Dans Chère Léa, pour la première fois, le réalisateur du Chignon d’Olga centre son action dans une quasi-unité de lieu. Soit un café du 12e arrondissement de Paris, dans lequel se rend Jonas (Grégory Montel, l’un des agents de la série Dix pour cent, formidable aussi dans Les Parfums  de Grégory Magne, par exemple) pour écrire une lettre d’adieu à Léa (Anaïs Demoustier, pétillante comme toujours), qui vient de le quitter. Sous la fenêtre de celle qu’il pense aimer encore, et dont on entend la voix (Léa est chanteuse lyrique, et Anaïs Demoustier chante réellement dans le film), cet homme, qui avance à contretemps dans tous les domaines de son existence, fait naître une prose à laquelle le patron du café (l’attachant Grégory Gadebois) n’est pas insensible. Autour de cet hyperacousique, dont la sensibilité aux sons qui l’entourent le prémunit d’un radical autocentrage (comme nous le donne à comprendre une jolie scène, où se mêlent les conversations des clients du café), des habitués naviguent, leurs problèmes en bandoulière, parmi lesquels une mère trop parfumée et son fils psychotique, qui embarquent le film sur un terrain tragi-comique.

Chère Léa de Jérôme Bonnell. Copyright Diaphana Distribution.

Jérôme Bonnell, qui s’est nourri de nombreux westerns pour écrire ce film, parvient à susciter une tension certaine sur la base de choses très ténues. Un homme, un territoire partagé – café, trottoir -, des clients, une lettre… Voici de l’hyperquotidienneté, de l’infiniment petit, vu d’avion ! Mais en face, il y a Léa, l’objet du désir – forcément infiniment grand -, qui fait naître la prose qu’on fantasme littéraire, à en croire le regard admiratif du cafetier aux yeux baladeurs. Mais de cette lettre, on ne verra rien, pas plus (ou à peine) du monde de Léa, qui nous est montré par bribes (Léa a une petite fille et est courtisée par un autre homme, voilà ce qu’on en sait). C’est, au fond, le hors-champ, soit ce qui se dérobe à notre regard, qui fait la force de ce film modeste et délicat – « Le caché est l’autre côté d’une présence », écrit Jean Starobinski dans sa préface à son Œil vivant. Chère Léa trouve son équilibre entre la grande présence de ses interprètes – les chaleureux Grégory Montel et Gadebois, et la formidable Nadège Beausson-Diagne (quelle actrice !), en tête – et la part camouflée de cette histoire, à laquelle, de fait, le spectateur est invité à participer. N’est-il pas agréable de se sentir à ce point convié à la danse par un film ?

 

Anne-Claire Cieutat