Le Temps de l’aventure

Entretien avec Emmanuelle Devos, actrice

Elle est, dans Le Temps de l’aventure de Jérôme Bonnell, une comédienne cueillie par le regard et la présence d’un homme croisé dans un train. Une femme gagnée par le désir, qui se met en marche, avance, trébuche, se relève ; instable et bouleversante. Dans ce film superbe qu’elle traverse avec élan, Emmanuelle Devos donne corps aux mouvements émotionnels et à leurs répercussions physiques. Elle est force vive, pure cinétique.


 

Le Temps de l’aventure décrit un mouvement intérieur, très intime, qui se manifeste par une circulation quasi incessante des corps et du vôtre, en particulier…

C’est quelque chose à laquelle j’ai pensé très vite. Je fais de la barre au sol depuis quinze ans et j’ai une prof formidable, Chris Gandois, qui a une connaissance du corps incroyable. Je lui ai dit : « Je vais tourner dans un film, je veux être dans l’élan, tout le temps. J’ai envie d’être en mouvement, de ne pas avoir ma démarche habituelle de canard, que mon corps soit présent comme jamais il ne l’a été. Il faut que tu m’aides ». On a donc travaillé, pendant un mois et demi, elle m’a emmenée marcher, marcher vite. On a fait un vrai travail sur l’élan, la vélocité et je suis contente parce que ça se voit beaucoup. Je travaillais donc avec elle, le matin, et l’après-midi, je voyais ma coach d’anglais pour apprendre mon texte, parce que je suis nulle en anglais. Ce film m’a demandé un travail de préparation.

Il est rare qu’un film arrive à retranscrire organiquement ce que signifie réellement « franchir le pas ». Il débute avec cette idée, littéralement, à travers l’entrée en scène, au théâtre, de votre personnage…

Ce souffle, il est vraiment là quand vous entrez en scène. C’est un saut, pas un saut dans le vide, mais il y a ce passage de l’ombre à la lumière. C’est quelque chose que vivent les acteurs quotidiennement ou presque. C’est étonnant, ce truc ! C’est toujours quelque chose de renouvelé, jamais identique d’un soir à l’autre, et là, c’est ce que fait cette femme. Il y a aussi cette scène où elle attend le métro. Elle n’y entre pas, le laisse passer. Il y a ce vent dans ses cheveux. Et là, la décision se prend, mais ce n’est ni une décision cérébrale, ni une décision du corps, ça vient d’ailleurs. C’est comme une décision du destin, comme une main derrière qui la pousse. Avec ma prof, Chris, lorsque nous étions sur la coulée verte à Paris, on marchait, elle voulait que je marche vite et pour m’aider, à un moment, elle me mettait la main entre les omoplates et elle me faisait avancer comme ça, en me faisant fermer les yeux. Cette sensation est tellement agréable : j’avais l’impression de voler. Cette femme que je joue, c’est cela : il y a cette main derrière elle qui la pousse doucement pour aller voir cet homme.

Vous marchez beaucoup, mais à des cadences variées d’une séquence à l’autre...

Oui, on ne marche pas au même rythme à deux que seul, quand on sort d’une chambre d’hôtel ou qu’on y entre… ça, ça se faisait naturellement. C’est comme apprendre son texte.

La jupe que vous portez influe sur votre mouvement…

Oui, beaucoup. Elle a été faite spécialement pour le film. Il fallait qu’elle soit légère, qu’elle vole, qu’elle ne soit pas trop courte non plus. Mon costume est marrant, parce qu’il est léger en bas et forme comme une carapace en haut, avec ce blouson improbable en écailles de tortue qu’elle a dû chiner aux puces. Ça en dit long sur ce personnage, à la fois libre et timide.

Il y a aussi un résidu d’enfance perceptible chez elle.

Il est ténu, mais là, en effet.

Vous portiez aussi une jupe légère lorsque vous apparaissiez pour la première fois dans Comment je me suis disputé d’Arnaud Desplechin. On vous découvrait avec cette même attitude juvénile.

C’est vrai. Ce n’est pas un accessoire si érotique que ça, la jupe, même si elle attire l’attention du personnage de Denis Podalydès dans la séquence du réveillon. Il y a, oui, quelque chose de presque enfantin, comme dans la chanson de Souchon, Sous les jupes des filles.

De la même manière, votre personnage dans Le Temps de l’aventure ne porte ni talons plats, ni talons hauts, mais de petits talons. La question de son âge, même si elle est évoquée dans les dialogues, ne se pose pas à l’image. Vous transcendez cela…

Oui. C’est que Jérôme a réussi à filmer en même temps l’intérieur et l’extérieur des personnages. Le chef opérateur, Pascal Lagriffoul, a fait un travail somptueux. Le film est tourné en HD, ce qui est très délicat. Soit on vous voit chaque pore de la peau, soit il y a un nombre de filtres infini. Et là, il y a juste ce qu’il faut et on voit même Gabriel Byrne rajeunir, c’est dingue ! On y voit aussi une certaine histoire du cinéma. Truffaut y est très présent. Jérôme Bonnell m’avait parlé de La Peau douce, par exemple. La présence des jambes évoque aussi L’Homme qui aimait les femmes.

Mais chez Truffaut, ces jambes sont perçues et commentées par un homme. Il n’y aucun discours, ici…

C’est vrai qu’ici, ce n’est pas érotisé, c’est sans utilisation. Ce film n’utilise rien, ni personne, d’ailleurs. C’est ce qui m’a troublée à un point incroyable lorsque je l’ai découvert : Jérôme ne m’a pas utilisée. C’est presque un hommage à mon travail et à ma personne ! Être filmée de cette manière-là, ça n’arrive pas souvent. C’est très beau.

Ce rôle s’est-il construit sur la base des autres ou au contraire, avez-vous eu le sentiment de débarquer en terre vierge ?

Ça m’est déjà arrivé pour des rôles de penser à d’autres que j’avais déjà joués. Mais celui-là sortait de nulle part. Il n’était pas référencé pour moi. Je ne voyais même pas un livre ou un tableau à lui accoler.

Entre le moment où vous découvrez le personnage à la lecture et le début du tournage, combien de temps s’écoule-t-il ?

Un an.

Il vous habite pendant ce temps ?

Non, pas du tout. J’ai commencé à m’y intéresser deux mois avant. Il y a eu mes cours de marche et d’anglais, tout cela s’est mis en place doucement pour arriver pile, prête, au premier jour de tournage.

Quel est votre rapport au burlesque ? On pense, bien sûr, à la séquence où votre personnage se heurte de plein fouet à un poteau…

C’est quelque chose qui ne se commande pas vraiment. Je me demandais comment j’allais faire pour me prendre le poteau dans la figure, sans trop y penser non plus. Pour y parvenir, il ne faut pas avoir peur des objets. Il ne faut pas avoir peur de la situation, pas avoir peur de tomber. Là aussi, ça demande de l’élan. Pareil pour la scène où je manque de me faire écraser par une voiture. Là, j’ai eu plus de mal. Le poteau, au moins, il est mort, c’est à moi de contrôler !

Comment vous y êtes-vous prise, concrètement, pour tourner cette scène ?

C’est très mathématique. Il faut tourner la tête au bon moment pour regarder ailleurs. On l’a tournée en quatre ou cinq prises. Il faut y aller franchement, de bon cœur, mais ce n’est pas évident au début ! Même si le poteau est recouvert de mousse et repeint

Dans votre élan, comme dans la façon dont vous regardez vos partenaires, vous donnez l’impression de prendre appui, que quelqu’un vous fait la courte échelle…

Je me méfie beaucoup des démarches volontaristes. Je sais que dans mon cas, il ne faut pas que j’aie une volonté affichée d’aller vers un réalisateur, ça ne marche pas du tout avec moi. J’ai besoin que quelqu’un écrive une histoire et me dise « tiens, je te vois bien dans cette histoire-là ». J’ai besoin du réalisateur ou de la réalisatrice, et eux ont besoin de moi aussi. C’est un métier artistique où non pas le groupe, mais le duo est très important. Le duo avec le réalisateur, avec la maquilleuse, avec son partenaire. Je ne vois pas ça comme un grand tout ou une troupe, ça je n’y crois pas du tout, surtout au cinéma, et donc, effectivement, je ne suis pas mal à l’aise à l’idée d’être portée par quelqu’un.

Vous avez aussi une présence particulière dans le regard, une façon certaine d’interpeller l’autre…

Ça, c’était déjà présent dans les didascalies du scénario. Soutenir le regard de quelqu’un, c’est extrêmement difficile. Ces deux personnes osent se regarder. Puis, il y a ces retrouvailles devant cette église. C’est peut-être la chose la plus impudique à jouer. Ce n’est pas d’être au lit, de se toucher un bras et de s’embrasser, c’est de se regarder yeux dans les deux, des jours entiers. ça a été le cas pour Gabriel Byrne et moi pendant quatre semaines ! Là, vous passez vraiment par-dessus votre pudeur. C’est très troublant.

Dans la vie, si on est amoureux, on le fait sans y penser. Mais là, il s’agit de jouer et pour jouer de l’amour, c’est quelque chose de dingue ! On a eu une scène comme cela où l’on était allongés, les yeux dans les yeux, moi au-dessus de lui, et Jérôme a laissé traîner la prise (et ne l’a pas gardée), ça le fascinait. Gabriel devait lutter contre le sommeil et moi, lui parler, on était à trois centimètres l’un de l’autre. On aurait pu nous mettre tout nus au milieu d’une pièce devant tout le monde après cela, on aurait été moins gênés ! C’était insensé ! On se regardait et on riait en disant « je te connais, maintenant, je te connais, I know you ! ». Ça a libéré quelque chose, on était plus détendus par la suite.

Qu’est-ce qui s’est joué en vous pour vous autoriser cet abandon ? Le regard de Jérôme Bonnell ?

Le regard d’un réalisateur aide à déboutonner certaines pudeurs, pas des pudeurs de corps, mais de sentiments, des choses qu’on n’avait jamais voulu montrer, déjà parce qu’on ne savait même pas qu’on les avait en nous ou parce que c’était réservé à la vie privée. Quand le regard est très respectueux, ça change tout. Et puis Jérôme, même s’il l’a fait une fois, il ne demandait pas plus. J’ai horreur qu’on me demande plus. Je sais quand je peux aller « plus loin ». Ça m’énerve qu’on me le fasse remarquer. Avec lui, on travaille, on est dans la gourmandise de recommencer, dans la recherche presque moléculaire de chaque scène.

Qu’en était-il de votre travail sur votre voix ?

La question de la voix, je me la pose à chaque fois. C’est une obsession, mais j’ai remarqué que la voix ne se travaille pas avant. A moins d’être dans une imitation. Moi, j’ai remarqué qu’elle s’imposait comme telle. Lors d’une émission de radio que j’ai enregistrée récemment, on m’a fait réécouter un extrait de Rois et reine. La voix de Nora dans ce film est pour moi insupportable. Et je me souviens, physiquement, que je ne pouvais pas parler autrement qu’avec cette voix doucereuse, enfantine et empêchée, comme quelqu’un qui aurait peur de casser quelque chose en s’exprimant. Comme si, en parlant avec une voix bien placée, tout allait s’écrouler. Dans Le Temps de l’aventure, quand je parle en anglais, ma voix n’a rien à voir : elle monte de deux ou trois tons, du coup Gabriel Byrne m’appelait « my little mouse » ! Dernièrement, j’ai tourné dans Violette Leduc de Martin Provost, et je suis allée faire le doublage ces jours-ci : je ne reconnaissais même pas ma voix dans ce film ! Il m’a fallu un quart d’heure avant de retrouver la voix de ce personnage que j’avais abandonné il y a un moment. Chez moi, ça se fait tout seul, il ne faut même pas que j’y pense. Il me semble que c’est aussi pour ça qu’on est acteurs, c’est qu’il y a certaines choses qui se font malgré nous. Je ne pense pas que la volonté de faire fonctionne systématiquement.

Votre travail sur la démarche et l’élan a-t-il eu une influence sur votre façon de parler ?

Oui, la parole marche avec les pieds ! La voix, c’est l’expression de l’intérieur. C’est pareil quand vous avez quelqu’un au téléphone, vous savez tout de suite si cette personne va bien ou pas. Et en vieillissant, je sens ces choses de plus en plus. Quand je vois un acteur dans un rôle, je sais immédiatement s’il est centré ou non, s’il est dedans ou pas. Et sur un tournage, je demande souvent à l’ingénieur du son de me faire écouter la scène. Je ne veux pas la voir au combo, ça ne sert à rien, je préfère l’écouter pour savoir si le ton est juste.