Les petits riens et les presque tout #3

Éloge de la fuite

Quand le cinéma et la vie quotidienne se mêlent l’un à l’autre… 

 

Il y a un personnage dans la série Le Bureau des légendes que j’affectionne beaucoup : Jonas (qu’incarne l’humoriste Artus). Il me fait rire, m’émeut. J’aime sa vive intelligence, sa démarche encombrée, son humour – vertu cardinale -, et les mantras qu’il se récite intimement pour conjurer le sort. Hélas, il n’est que peu présent dans la très captivante saison 5, qui aura constitué l’une des hautes réjouissances de nos semaines confinées.

Outre son prénom qui fait surgir à notre mémoire d’aquatiques images, Jonas a fait renaître en moi un souvenir d’enfance associé à une autre figure corpulente. Celle d’un de mes camarades de classe de CM2, dont le prénom était peu répandu, lui aussi. Cet enfant n’était pas ordinaire. Outre sa physionomie hors norme, il était également doté d’une rare sagacité. Son imagination en constant mouvement se lisait dans son comportement et le marginalisait. Lors de nos récréations, il partait en quête des Cités d’or – celles-là mêmes que la série animée pour enfants donnait à voir dans les années 1980 – dans les sous-sols de notre école primaire. Ses parents lui avaient offert pour son anniversaire une réplique exacte du médaillon d’Esteban, dont un pan était amovible (dans cette histoire, la réunion des deux parties ouvrait la porte du trésor convoité). Il aimait préciser que son joyau était constitué d’or massif, ce qui l’anoblissait davantage encore et rendait ses super-pouvoirs d’autant plus opérants. Ainsi ce garçonnet passait-il quinze minutes tous les matins à 10 h à tenir droit son précieux collier au-dessus des bouches d’égout de notre aire de jeux à la manière d’un sourcier muni de son pendule. Un beau jour, il revint en classe triomphant : il avait trouvé l’emplacement exact de ce scintillant monde parallèle, et nous promettait de trouver le moyen de nous embarquer prochainement avec lui dans une expédition pleine de promesses.

Je crois que, chacun a notre manière, nous trouvons tous refuge dans nos cités d’or personnelles. Quand le réel cogne trop fort, le cinéma et les arts offrent de belles échappatoires. Lors des obsèques de son père, mon amie Caroline m’avait sidérée. Alors que le défunt allait être incinéré, elle s’était retournée vers moi et avait prononcé ces mots : « Le jour où l’on répandra ses cendres, pourvu qu’on ne signe pas un remake de The Big Lebowski ! ». En toutes circonstances, même les plus funestes, cette amie cinéphile avait la capacité d’activer en elle des ressources comiques que le cinéma nourrissait.

Peut-être est-ce le même mécanisme de survie qui anime les personnages de Mon oncle d’Amérique  d’Alain Resnais. Dans ce film passionnant, où le romanesque se mêle au discours scientifique du Professeur Henri Laborit, Jean Le Gall (Roger Pierre), Janine Garnier (Nicole Garcia) et René Ragueneau (Gérard Depardieu) ont tous leurs doubles fantasmés – respectivement Danielle Darrieux, Jean Marais et Jean Gabin. Dans l’idée que la fiction vient prendre le relais de nos vies, se tisser à notre perception du réel, et peut-être offrir un onguent consolatoire à nos tourments.

Ainsi, cher Ministre de la Culture, loin de moi l’idée de vous faire la leçon, mais comme vous le savez, le cinéma et les arts sont loin d’offrir de simples divertissements à vos concitoyens. Pour beaucoup, ces univers issus de l’imagination des artistes forment une nécessaire extension de nous-mêmes, un pont vers des propositions d’existence dont on ne saurait se passer. Votre illustre prédécesseur André Malraux disait que l’Art était un « anti-destin ». Espérons que vous et le gouvernement auquel vous appartenez saurez protéger celles et ceux qui fabriquent de leurs mains ces mondes indispensables à nos vies.