Les petits riens et les presque tout #7

« Votre expérience reprendra sous peu »

Quand le cinéma et la vie quotidienne se mêlent l’un à l’autre…

 

Vol Gulf Air, Paris-Chennai (Inde), 18 janvier 2023. Chacun a gagné son siège, muni de petits écrans. À mi-parcours, je referme Le Sacre des pantoufles du romancier et philosophe Pascal Bruckner, au profit de la programmation cinématographique proposée par la compagnie. Sans cohérence aucune, elle réunit côte à côte le formidable La Nuit du 12 de Dominik Moll, plusieurs films de Christopher Nolan, la saga des Jason Bourne, les charmants Before Sunset et Before Sunrise de Richard Linklater, des curiosités philippines et indiennes inconnues en France, et quelques grands classiques du 7e art mondial. J’ai vu la majorité de ce qui est là proposé et tente de donner leur chance à certaines raretés, qui peinent à me séduire.

Je m’autorise, au terme de mon exploration, à revoir pour la nième fois Coup de foudre à Notting Hill, en version originale sous-titrée en arabe. Quelque peu sujette à la claustrophobie en avion, cette comédie romantique, dont les trouvailles d’écriture me réjouissent à chaque visionnage (l’invitée « fruitarian » qui envisage la cuisson des carottes comme un crime ; la gestuelle du colocataire de William et les attitudes de son collègue libraire, le personnage du standardiste du Ritz, des pans de dialogues entiers, etc), apaise mon mental galopant. Je parviens à me centrer sur la voix et l’accent délectable de Hugh Grant (qui dit « right… » comme personne), sur le sourire océanique de Julia Roberts (qui nous accueillera sur une publicité géante lors de notre escale à l’aéroport de Bahreïn), et nous voilà partis pour deux heures et quatre minutes de film.

Or, la passagère devant moi, sur le dossier de laquelle est fixé mon écran, se révèle intranquille et baisse ou relève son siège à intervalles réguliers. Fait inattendu : voici qu’elle recompose, sans le vouloir, la mise en scène du film. Chacun de ses brusques mouvements produit l’effet d’un zoom arrière ou avant parfaitement inapproprié (cet effet visuel étant rarement le bienvenu au cinéma, par essence) ! La mention à l’écran « l’expérience reprendra sous peu », qui interrompt le visionnage à chaque annonce de l’hôtesse, revêt, dès lors, tout son sens : le mouvement ajouté à celui de l’image initiale relève de l’expérience, en effet.

Dans le même temps s’en produit une deuxième : alors que je m’esclaffe devant certaines attitudes ou répliques du film écrites par Richard Curtis, j’entends mon voisin de la rangée d’à côté rire en même temps que moi. Je jette un coup d’œil au film qu’il regarde et y aperçois le visage de Franck Dubosc. Déception : j’eusse aimé que nos rires convergeassent ! Dans une salle de cinéma, la réaction de notre voisin le dévoile. Et partager le même sens de l’humour que quelqu’un donne souvent envie de croiser son regard ou d’échanger un commentaire en regagnant la lumière du jour.

Dans son dernier ouvrage, Pascal Bruckner s’inquiète du repli sur soi de nos sociétés, que les confinements successifs ont accentué. Page 54, il dit ceci : « Que l’on veuille ralentir le temps ou l’accélérer, se prémunir du danger ou s’exposer, quelque chose doit se passer dans le cœur des hommes qui soit de l’ordre du bouleversant, de la grâce ». Rire, pleurer, s’émouvoir ensemble dans l’ombre de la salle, devant une même œuvre, filmique ou scénique, fait partie des expériences « de l’ordre du bouleversant et de la grâce » que propose la culture. Ne nous en privons pas : continuons d’aller au théâtre et au cinéma ! Avec un peu de chance en sortant, un amoureux des Enfants du paradis s’adressera à nous ainsi : « Ah, vous avez souri. Ne dites pas non, vous avez souri ! »