Alain Ughetto redonne vie et éclat à des existences supposées minuscules parmi la masse des 25 millions d’Italiens émigrés en Europe au XXe siècle.
Interdit aux chiens et aux Italiens est de ces films au charme inné, faits de bric et de broc, d’inspiration constante et d’intentions claires. À de multiples égards, celui-ci occupe une place à part dans le sillage des films d’animation documentaires. En effet, le travail sur la mémoire des Ughetto diffère de celui des héros de Valse avec Bachir (Ari Folman, 2008) et Flee (Jonas Poher Rasmussen, 2022). Ici, la remémoration des souvenirs n’implique pas de soulever le voile de la honte ou de l’oubli traumatique. Il s’agit plutôt de transmettre une double histoire : celle, individuelle, d’une famille pauvre, avec ses rares bonheurs et ses nombreuses épreuves intimes, et celle de l’Europe, avec ses deux guerres mondiales et les pérégrinations forcées de ses habitants.
Au XIXe siècle, il était d’usage pour les ouvriers italiens comme Luigi Ughetto de traverser les Alpes à la recherche d’un meilleur travail. Mais le rêve tournait vite court face à la systématique difficulté à gagner sa vie. Le plus grand défi consistait à trouver de quoi nourrir sa famille. Et quelle famille ! Chez les Ughetto, ils étaient neuf, dont l’avant-dernier enfant, Vincent, est le père du réalisateur. Alain Ughetto développe sans fard les raisons de leur misère. Le travail et l’argent étaient certes manquants, mais l’environnement leur était également toxique : les voilà fréquemment victimes de vols de la part d’un curé ou d’un policier.
Ces existences perpétuellement laborieuses et sans répit seraient un supplice à regarder si elles n’étaient mises en scène avec autant de fantaisie et de tendresse. Ici, la forme artisanale contrebalance la dureté du propos. Les traces des doigts du cinéaste sur les figurines représentant sa famille assouplissent la rigidité de leur quotidien. Les frontières entre les espaces diégétiques s’estompent même parfois : en tendant sa propre main vers celle de sa grand-mère Cesira ou son père Vincent, seulement âgé de quelques années, Alain Ughetto affiche sa filiation comme une échappatoire à la solitude de ses personnages. Et il opère une transmission, grâce au cinéma, de ce qui n’a pas forcément été dit dans la vraie vie.
Le sens du devoir est omniprésent dans le récit, tandis que le jeu et la créativité sont des enjeux centraux de la mise en scène. Empreinte de mélodies guillerettes faites d’instruments à vent, la bande-son regorge de légèreté. Mais l’amusement vient de la constitution du décor, recyclage d’aliments et objets ayant ponctué le quotidien des Ughetto. Dans Interdit aux chiens et aux Italiens, on grimpe dans des arbres en brocolis ; on vit dans des maisons en cartons, des habitations en morceaux de sucre ou en courges. On se déplace dans des reproductions de trains et bateaux. Quant à la tentative de traire une vache à ressort, le résultat vire fatalement au désastre.
Poétiser l’environnement et les actions de trois générations d’une même famille est certainement une manière pour Alain Ughetto de redonner à sa lignée l’innocence et la joie dont elle a été privée. D’une voix quelque peu étranglée et délicieusement interprétée par Ariane Ascaride, Cesira nous le confiera d’ailleurs sobrement : « On n’est pas d’un pays, on est de son enfance ».