Sandrine Kiberlain et Emmanuelle Devos

Regards croisés

L’une est blonde, l’autre, brune. Toutes deux ont la quarantaine, une filmographie nourrie de choix audacieux et de rencontres heureuses. L’une et l’autre ont le sens du burlesque, une intelligence de jeu rare, un regard curieux et une écoute sensible. Sandrine Kiberlain et Emmanuelle Devos ont le vent en poupe. Elles sont à l’affiche de plusieurs films en cette rentrée (Tip top de Serge Bozon, 9 Mois ferme d’Albert Dupontel, pour la première ; La Vie domestique d’Isabelle Czajka pour la seconde), dont un en commun : Violette de Martin Provost, en salles le 6 novembre. Entretien avec Sandrine Kiberlain, commenté par Emmanuelle Devos.

Vous a-t-on souvent vue en colère au cinéma ?

En jouant la grande scène de colère de 9 Mois ferme, je me suis fait la réflexion et je me suis dit que non : on m’a rarement vue en colère dans des choses puissantes de cet ordre-là. On m’a vue dans des choses physiques, mais plus liées à la modestie, au retrait, et là, tout d’un coup, il m’a fallu être crédible en tapant du poing sur la table et dans une colère qui doit interpeller Albert Dupontel. Albert m’avait parlé assez tôt de ce moment-là, d’ailleurs. Au théâtre, j’ai joué des colères, mais au cinéma, très rarement.

Albert Dupontel vous place dans une énergie, quelque chose de jaillissant, qui contraste avec la grâce ou la maladresse de bon nombre de personnages que vous avez incarnés jusqu’alors…

C’est vrai qu’on m’a plus vue dans des choses flottantes. Ne serait-ce que physiquement, j’évoque plus la blondeur et l’évanescence que la colère ou l’autorité.

Votre voix change aussi dans cette scène de colère…

Dans Violette aussi, où je joue Simone de Beauvoir, j’ai une autre voix. Il n’y a pas de colère, mais il y a quelque chose qui a à voir avec la maturité, la force tranquille. Il ne s’agissait pas du tout de reproduire sa voix, mais ce fut un travail sur ce que j’imaginais être sa voix. Et des personnages comme ceux-là qui vous font sortir de ce qu’on voit habituellement de vous, c’est super intéressant. Pour en revenir à la colère, il faut vraiment que ce soit ressenti. Pour qu’elle soit juste, il faut qu’elle vienne du fin fond du personnage. Moi, je sais à quel point la voix donne le la sur le personnage que je joue. C’est quelque chose qui a évolué chez moi. Entre mes premiers rôles, dans Beaumarchais ou En avoir ou pas, par exemple, et 9 Mois ferme, il y a un monde de ce point de vue.

Vous vous éloignez depuis quelques films de cet état de flottement, d’indécision que vous avez beaucoup fréquenté au cinéma…

Cet état mystérieux… C’est vrai que j’ai joué beaucoup de personnages qui ne savaient pas trop où ils allaient. Certains metteurs en scène ont réussi à filmer un truc que je ne saurais pas expliquer, quelque chose d’absolument pas démonstratif, un état inqualifiable qui m’intéresse vraiment, comme si ces personnages étaient sans didascalies, comme si on me laissait gérer la vérité de ce moment-là, comme si cela échappait aussi au personnage que je joue, comme si tout n’était pas maîtrisable et maîtrisé quand on joue. Ce sont des réalisateurs qui arrivent à capter ça de vous à certains moments en vous regardant. Il y a aussi des choses qui viennent de ce qu’on a construit malgré soi dans sa tête, comme dans L’Oiseau, par exemple, où je suis souvent filmée de dos, ce qui, dans ce cas, en dit autant que de face. Au fur et à mesure, j’apprends que le cinéma est une histoire d’alchimie entre les acteurs et les metteurs en scène. C’est presque une rencontre amoureuse : il y a vraiment des rencontres majeures avec des gens qui savent vous filmer et ces rencontres sont super émouvantes. Comme lorsqu’on voit naître Bonnaire devant Pialat, ça me bouleverse. Son visage, son sourire, la façon dont il la regarde… C’est la même chose lorsqu’on voit Emmanuelle Devos filmée par Jérôme Bonnell dans Le Temps de l’aventure. Elle est magnifiée, la rencontre a lieu et elle est magnifique. J’ai adoré que Dupontel me voie à la fois fragile et burlesque. Il m’a donné l’occasion de jouer une joueuse de foot ivre morte dans une scène! Je pense que jusqu’au jour J, il a douté de la façon dont j’allais le faire, mais il savait que j’allais y aller. Dans sa façon de me regarder, j’ai tout de suite su qu’il me faisait confiance. Alors que je ne suis pas toujours « gâtée » dans le film, qu’il me filme parfois par en dessous « à la Dupontel », il a évité les plans disgracieux et son regard sur moi est tel que je me trouve belle dans le film. Il m’a donné une partition qui fait que le personnage est juste et vrai. Une rencontre comme celle-là fait que votre parcours change.

C’est aussi un vrai rôle de composition, comme on vous en confie de plus en plus…

Oui et c’est vrai qu’on fait maintenant appel à moi pour jouer des personnages loin de moi. C’est très intéressant de constater que les films où je joue qui sortent en ce moment sont si différents les uns des autres. Ce n’est pas moi qui ai décidé de jouer avec autant de contrastes, ce sont les rôles et les univers qui veulent ça. Il y a un monde entre Dupontel et Resnais ! Mais bizarrement, ils ont aussi des choses en commun : une poésie, une authenticité, la volonté de ne pas vouloir plaire à tout prix, de garder sa ligne et une jeunesse, quelque chose d’enfantin.

Romaine par moins 30 n’a-t-il pas modifié votre image ? Votre aspect burlesque s’est dessiné plus nettement, non ?

Oui. C’est vrai que Romaine est arrivé à un moment où j’étais un peu en retrait – j’avais fait un disque juste avant, notamment. Je sentais qu’il y avait quelque chose d’important à jouer, un virage à prendre. Agnès Obadia avait décelé en moi un humour, un truc que je n’avais pas encore joué au cinéma. Au Conservatoire, il m’était arrivé de jouer des choses extrêmes, pour me tester, et Agnès, longtemps après, a senti ça. Pour que je parte six semaines au Canada en plein hiver, il fallait que je sente une nécessité ! Mademoiselle Chambon aussi a été important pour moi.

Ces rencontres heureuses entre un acteur, un metteur en scène et un rôle, sont aussi affaire de timing, de justes résonances entre vous, au moment où la proposition a lieu, et ce qu’il s’agit d’incarner...

Oui, et c’est parfois troublant. C’est ce qui s’est passé avec Benoît Jacquot lorsqu’il m’a proposé Le 7e Ciel. J’étais, dans ma vie privée, très proche de l’état flottant de son personnage. Comment se fait-il qu’il pense à moi à ce moment précis ? Depuis quelques années, il y a quelque chose en moi de beaucoup plus ancré dans la terre et cela se retrouve dans mes personnages. C’est ça qui m’impressionne et me fascine. Pourquoi les metteurs en scène devinent ça de nous ? Pourquoi ? Albert Dupontel me dit que les rôles qu’on choisit donnent des indices – ce que j’ai fait dans Les Infidèles ou Polisse, par exemple.

Vous avez aussi cette capacité non seulement à passer d’un univers à un autre, mais aussi, dans un même film, de la grâce au burlesque. C’est le cas dans Pauline détective de Marc Fitoussi, par exemple. Votre façon de tomber dans la piscine est aussi comique que gracieuse !

C’est aussi parce que mon rythme et celui que recherche Marc Fitoussi  correspondent. C’est la rencontre de ces deux rythmes. Il se trouve que la vérité de la situation telle qu’elle est mise en scène par Marc ne peut emmener qu’à ce rythme-là. C’est comme une danse à deux.

Tomber au cinéma n’a rien d’évident. Comme se prendre un poteau dans la figure, ce que fait Emmanuelle Devos dans une scène formidable du Temps de l’aventure…

Oui, elle est géniale, cette scène !

Vous faites toutes les deux partie de ces rares actrices françaises à ne pas avoir peur du burlesque. Chez vous, c’est très marqué depuis quelques films…

Je ne me rends pas compte. Je saute dans une piscine dans Pauline détective, je saute dans le vide chez Dupontel. Dans Le 7e Ciel, je m’évanouissais. Je tombe de plus en plus haut avec le temps !

Votre silhouette longiligne induit la chute !

Exactement. Mais mes personnages se relèvent ! C’est la chute, mais ce n’est pas dramatique. C’est drôle, ce corps un peu trop grand… Je pense aussi que les réalisateurs ont décelé une énergie.

Avant que votre corps ne soit à ce point filmé en mouvement, quelque chose dans votre regard appelait le déséquilibre, la bascule…

Ça me fait penser à A vendre. Il y avait ce regard perdu, dans des choses dramatiques ou drôles.

Dans L’Oiseau, aussi, vous êtes sur la corde raide constamment…

Ah oui ! Mais on est trois à l’avoir vu ! Nicole Garcia, par exemple, adore ce film. Moi aussi, je l’adore. C’était dingue, ce rôle. Un très beau personnage. Avec un risque que j’ai aimé prendre, car il s’agissait d’éviter le drame, de rester solaire, tout en étant crédible dans le deuil.

Quels personnages avez-vous vraiment chéris ?

Ça m’a fait cela avec Mademoiselle Chambon, Les Patriotes, ou A vendre qui reste le plus beau scénario que j’ai reçu. Pour moi, tous ces personnages, je me souviens de leurs prénoms, ils sont là, ils m’ont fabriquée, même. Je me suis construite davantage avec le cinéma et les personnages qu’on m’a donnés, car c’était comme des informations qu’on me donnait sur moi et qu’on pouvait déceler avant même que je sache que je pouvais évoquer ça. Au début, en tout cas. Après, la vie prend le dessus, heureusement. Ces personnages m’ont rendue plus réelle, bizarrement, ils m’ont rendue moi-même. C’est comme des rencontres déterminantes avec certains amis.

Vous avez aussi joué dans des films à l’écriture musicale qui laissait la place aux silences…

On met le doigt au bon endroit, là. Je pense que la vérité des séquences dans les films, n’est pas forcément dans ce qui se dit, mais est lié au temps d’écoute, à la façon dont les silences se jouent – ce qui relève aussi du montage. ça m’inspire, ça. Je constate en en parlant avec vous que mes personnages s’expriment de plus en plus avec le temps ! C’est frappant avec Laetitia Masson, par exemple : avec chaque rôle est arrivé plus de texte. Et au cœur même du film de Serge Bozon, Tip top, le personnage s’exprime de plus en plus. C’est un vrai cheminement. Pourvu que ça dure !