La vie domestique

Une journée, trois femmes, la vie et ses petits riens. Un portrait croisé qui dit nos joies, nos peines, la difficulté d’être et le besoin d’exister. La Vie domestique est un film riche, nourri et servi par des comédiens grandioses autour d’une Emmanuelle Devos souveraine.

C’est un dîner, dans une maison de petits bourgeois qui se gargarisent de vin au léger « goût de silex ». Le maître de céans, proviseur du lycée où enseigne Thomas, son invité, est de ces hommes qui balancent des horreurs racistes et misogynes le petit doigt en l’air, avec cette certitude qu’ils ont raison et que le monde entier partage leur opinion. Au moins les trois personnes présentes : son épouse, son subalterne et la moitié de celui-ci. La moitié en question, Juliette, est une femme entière, aux grands yeux bleu-vert traversés d’orages, légèrement ivre. Elle n’est pas du tout d’accord. Ça se voit, ça s’entend. Au cours de cette soirée, on apprend que Juliette a quitté son poste de prof de lycée par choix, par désir de changer, pour s’occuper de leurs deux enfants et avec l’espoir de décrocher un travail dans une maison d’édition parisienne. Pour l’instant, elle donne avec passion des cours de littérature à des jeunes femmes en difficulté, voisinant cette riche banlieue résidentielle où ils se sont installés récemment. Leur hôte n’est pas le seul à avoir heurté les sentiments et certitudes de Juliette au cours de ce dîner de convenances. La servilité discrète de Thomas, la façon dont, abondant dans le sens de son « patron », il a sorti cette phrase aberrante sur « les femmes qui ont des couilles » l’a troublée au point de lui en reparler ensuite. « Tu sais tout sur tout, toi, ce soir ! », lui lance-t-elle ironique lorsqu’il prédit la météo à venir. Ces deux-là s’aiment, rient, font l’amour, gèrent le quotidien ensemble. Ensemble ? Disons qu’elle gère plus que lui, puisqu’elle travaille moins que lui. C’est bien normal. N’est-ce pas ?

La Vie domestique. Quel beau titre ! On y entend Georges Pérec et sa Vie mode-d’emploi, étude en coupe d’un immeuble. Et d’ailleurs au-delà de Juliette (Emmanuelle Devos), nous croiserons les habitants du quartier : Betty (Julie Ferrier), Marianne (Natacha Régnier) et Inès (Helena  Noguerra), leurs enfants, leurs maris… Mais dans « la vie domestique », il faut entendre tous les mots. La vie est-elle circonscrite à la maison, la famille et rien d’autre ? Domestique est-il ce nom qui convient aux « employés », aux « esclaves » ? Ou est-ce la vie qui vous dompte et vous maîtrise lentement, insidieusement, à votre insu, vous rétrécissant en deçà de vos rêves fous comme de vos attentes légitimes ? Après un formidable premier long-métrage (L’Année suivante, 2006) et un deuxième opus moins abouti (D’amour et d’eau fraîche, 2009), Isabelle Czajka persiste dans son questionnement des pièges qui nous guettent et parfois nous gouvernent. Elle le fait, au féminin, qui s’en plaindrait ? Et la maturation de ses héroïnes au fil des films – jeune fille, jeune femme, puis femme – porte à croire qu’elle suit son propre chemin. Mais La Vie domestique, tout français et personnel qu’il paraisse, est l’adaptation d’un roman « so british » de Rachel Cusk, un livre qui doit beaucoup à Virginia Woolf, foisonnant de détails apparemment insignifiants et si précieux. Synthétisant parfois deux personnages en un seul, la scénariste-réalisatrice, loin d’un panel représentatif, ouvre une multitude de champs (de chants ?) pour dire ces créatures si simples et si complexes, enferrées pour toutes sortes de raisons qui tiennent à la fois de l’inné et de l’acquis. Leur classe sociale (ou la volonté d’appartenir à celle-ci), leur éducation, leur couple, leur capacité à s’exprimer ou pas, leur rapport aux enfants (les leurs, ceux des autres, et cette petite fille disparue que l’on cherche durant toute la journée) tout cela, par la grâce d’une mise en scène aussi minutieuse que discrète, tresse un kaléidoscope d’émotions et sensations multiples, douces et violentes, dont certaines affleurent longtemps après le générique de fin.