Regarder voir #2

Entretien avec Arnaud Desplechin

Conversation avec le cinéaste Arnaud Desplechin autour de l’acte de regarder un film, en bord de mer et en tant que président du jury du 48e Festival du Cinéma Américain de Deauville.

Que représente l'horizon pour vous ?

Quelque chose de très difficile à filmer. Pour ma part, j’ai besoin de me cogner contre l’espace pour arriver à trouver la place de la caméra. Le lointain, l’horizon, c’est donc un vertige. Les Straub savaient où mettre leur caméra pour le filmer. Ou Rohmer, dans Le Rayon vert ou Pauline à la plage. Je pense aussi à Jean-Pierre Léaud sur la plage dans Les 400 Coups. Pour filmer, moi, il me faut un mur qui me bloque, il me faut être empêché.

Quelle conséquence voir un film en bord de mer a-t-il sur votre regard de spectateur ?

J’ai vu des films à Cannes et à Venise quand je faisais partie du jury, et j’en vois ici à Deauville en tant que président du jury. Cela change-t-il quelque chose ? Oui, peut-être. C’est étrange, car le cinéma ouvre une fenêtre, un horizon, et il y en a un autre dehors, sur la plage, qui entre en compétition avec celui de l’écran. Alors que quand on voit un film en ville, c’est différent, la fenêtre qu’on ouvre a plus de puissance.

Regarder l'horizon en sortant d'un film n'est-il pas aussi un bon moyen de nettoyer son regard ?

Effectivement, on peut se servir du point d’horizon de la mer pour se laver les yeux avant de retourner voir un film. En même temps, quand on entre dans la salle, il y a ce sentiment de compétition dont je parlais entre l’écran et la mer. Un temps entre les deux est nécessaire pour nettoyer son regard. La salle où j’ai vu beaucoup de films et où j’étais très heureux, la mer n’est pas très loin non plus : c’est à New York au Lincoln Center. On est entouré de buildings, on découvre un film et soudain, l’écran, la perspective s’ouvre et l’horizon apparaît. Là, il n’y a pas de compétition avec la mer, car il faut prendre le métro pour aller à Coney Island si on veut la voir.

Où vous installez-vous dans la salle de cinéma ?

J’ai toujours mon siège sur le côté. D’habitude, je m’installe sur le côté gauche de la salle, pas trop loin de l’écran. Je m’avance donc le plus possible par rapport aux rangs impartis pour le jury. Les autres membres du jury sont au centre ; moi, je n’aime pas cela du tout. J’ai besoin d’un angle, d’une perspective autre que frontale sur le film pour occuper ma place singulière. Je pense avec émotion à Jean Douchet, qui s’installait toujours au troisième rang à droite, quand je me plaçais, moi, au cinquième rang à gauche. Les quelques fois où nous sommes allés voir un film ensemble, nous n’étions jamais assis ensemble. Je n’aime pas partager l’angle que j’ai sur le film avec les autres spectateurs.

Savoir qu'on va discuter d'un film avec les membres de son jury après une projection modifie-t-il son regard ?

Cela le modifie un tout petit peu. Cela plonge aussi dans des souvenirs. Car, autrefois, les films étaient discutés plus que maintenant. Quand j’étais élève en cinéma, je savais, quand j’allais voir un film, que j’allais en parler avec mes camarades en sortant. Je fais partie des spectateurs qui aiment bien lire les critiques avant pour pouvoir polémiquer avec pendant que je regarde le film. Cela dit, pas toujours, il y a des films sur lesquels je préfère ne rien lire. Au cours des festivals que j’ai pu vivre en tant que juré, ce qui rajoute une toute petite angoisse est le fait qu’on doit en élire. Cela provoque un léger sentiment de panique, car on craint qu’il n’y ait pas assez de films qui nous portent. À Venise, avec Tarantino, nous étions dans un état de panique complète au bout de quatre jours de festival, et nous nous sommes dit que nous ne donnerions pas de Lion d’or cette année-là, car les films n’étaient pas là. Et tous les films formidables qui nous ont emballés sont arrivés vers la fin. Nous étions sauvés !

Avez-vous déjà fait l'expérience de rêveries pendant les projections ou parvenez-vous à rester centré ?

J’essaie vraiment de rester concentré tout du long. J’essaie d’oublier le film que j’ai vu avant et celui que je vais voir après. Ce qui peut surgir à ma mémoire sont les films du passé. Ce n’est pas bien, car faire des comparaisons n’est pas pertinent. Devant War Pony, qui a eu la Caméra d’or à Cannes, je pensais à The Rider de Chloé Zhao et à Frozen River de Courtney Hunt, un film épatant sur la condition amérindienne. Ces films, j’ai dû les chasser pour accepter ce que je regardais et embrasser l’instant présent.

Une voix entendue pendant le festival vous a-t-elle touché ?

J’ai été touché par la voix d’une cinéaste, que je ne peux citer pour le moment. Pendant tout le film, je l’entendais comme si elle était là. J’entendais une élocution très claire et précise. J’arrivais presque à dialoguer avec elle pendant le film.

Et un visage ?

Je reste sous le choc du film de James Gray, Armageddon Time. J’entends encore la voix d’Anne Hathaway, qui joue la mère et qui est admirable. Le film m’a scié par sa simplicité, sa complexité, son évidence, sa virtuosité. J’étais malheureux de ne pas aimer The Lost City of Z et je n’étais pas totalement confortable avec le scénario d’Ad Astra, et là, tout d’un coup, j’arrivais à aimer chaque centimètre du film. Ces deux jeunes garçons sont regardés. J’arrivais à les regarder parce que James Gray les regarde. Et qu’est-ce que le travail de Darius Khondji est beau dans ce film… Pendant la projection, le film qu’il fallait que je chasse de mon esprit, c’est Les 400 Coups. Le film de James Gray est très référencé, mais beaucoup plus tendre que le film de Truffaut. Les 400 Coups est un premier film, tandis qu’Armageddon Time est un film de la maturité. Il contient d’ailleurs, dans la séquence où l’enfant reproduit un dessin de Kandinsky à l’identique, une critique de l’originalité que je trouve merveilleuse. J’ai été très emballé par le film !

Quelle est votre rapport à la langue anglaise ?

Elle est hyper performative. Elle claque, c’est pourquoi il est plus difficile d’écrire des chansons en français qu’en anglais. C’est une langue qui provoque de l’action instantanément. Alors que pour transformer la langue française en action, il faut passer par des petits détours.

J’ai appris la langue en autodidacte, mais je n’aime pas du tout voir les films en anglais sans sous-titres, qu’ils soient en français ou en anglais. J’ai peur de ne pas tout comprendre et de manquer un détail.

Avez-vous eu une pensée, depuis que vous êtes à Deauville, pour le philosophe américain Stanley Cavell, que vous avez côtoyé ?

Oui, d’autant plus que je travaille à un projet de film-essai autour de son texte La Projection du monde. Je faisais donc, il y a trois jours, des analyses de textes de Cavell dans ma chambre d’hôtel à Deauville.