Entretien avec Delphine Horvilleur

« L’humour est la plus grande théologie qui soit »

L’auteure des passionnants En tenue d’Ève, Comment les rabbins font les enfants : sexe, transmission et identité dans le judaïsme ou plus récemment Comprendre le monde (paru au Seuil), la rabbin et philosophe Delphine Horvilleur faisait partie des membres du jury du dernier Festival du Cinéma Américain de Deauville. Rencontre avec une personnalité au regard chaleureux, clairvoyant et vivifiant.

 

Y a-t-il un lien à vos yeux entre la salle de cinéma et les lieux de culte ?

Avec le festival de Deauville, j’ai passé beaucoup de temps dans les salles de cinéma, et je me suis fait la réflexion qu’il est troublant de voir à quel point la ritualisation est puissante dans le cinéma, avec la lumière qui s’éteint, par exemple. Cela rejoint les trois coups au théâtre ou le début d’une séance de psychanalyse : tout à coup, on rentre dans une sorte de monde parallèle, qui est aussi vrai que l’autre, mais qui vous emmène ailleurs. Et la puissance du rituel est une chose à laquelle je suis très sensible.

J’ai l’habitude de mener des offices devant beaucoup de gens et lors des fêtes juives, il y a tellement de monde que, dans ma synagogue, nous devons louer des salles de spectacle. J’ai donc l’habitude de donner des offices dans des lieux qui sont, le reste du temps, ceux du spectacle. Il y a là quelque chose de troublant, car, en principe, dans la tradition juive, il faut prier dans des lieux comprenant des fenêtres. Ce n’est pas une obligation, mais c’est recommandé. Il y a plein d’explications à cela, mais celle à laquelle je suis sensible est qu’il faut toujours s’assurer que votre prière ne vous enferme pas, et même qu’il faut que dans votre prière, il y ait quelque chose qui vous permette d’entrevoir le monde extérieur ; il faut rester en contact avec ce qui est en dehors. L’enfermement mental ou spirituel est toujours un danger dans la religion. La fenêtre vous garantit cette ouverture. Or, dans une salle de cinéma, on ne peut pas imaginer une fenêtre, mais on pourrait considérer que l’écran en est une grande. Un bon film vous permet de passer un moment hors de votre monde. On pourrait donc trouver plein de parallèles entre une quête spirituelle et une expérience de cinéma.

Quel est votre rapport intime à la salle de cinéma ?

J’ai l’impression quand j’y entre d’y trouver un refuge. Je suis ainsi très sensible aux fauteuils : vais-je pouvoir m’y enfoncer ? Si le film est bon, en principe, vous ne bougez pas beaucoup. En outre, je dirige une revue qui s’appelle Tenou’a – qui veut dire « le mouvement » en hébreu -, et je tiens un séminaire mensuel qui a lieu dans une salle de cinéma de 300 places à Paris – même si, avec la crise sanitaire, nous fonctionnons beaucoup par Zoom. Nous avons eu recours à une salle de cinéma parce que mon cours attire beaucoup de monde, des juifs et des non-juifs intéressés par l’étude et la pensée philosophique juive. La salle de cinéma est donc un lieu parfait pour se réunir ; j’utilise l’écran pour projeter des textes, des images, des peintures ou des extraits de films. La salle de cinéma fait donc partie intégrante de mon monde.

Delphine Horvilleur lors d'un séminaire de la revue Tenou’a en février 2019. Photo : Elie Papiernik.
Quels films vous ont mise en mouvement ?

J’ai vu Yentl quand j’avais dix ans et ce film a eu une grande influence dans ma vie. Barbra Streisand s’y déguise en homme pour pouvoir étudier dans une maison d’étude juive. C’est un film très subversif, pas uniquement parce qu’il y est question de l’accès des femmes aux maisons d’étude, mais aussi par que la confusion des genres en est le sujet. Et le film comporte des chansons de Michel Legrand, que j’adore !

 

Ce personnage, qui se trouve dans une forme de transgression, invoque son père, son guide, une figure pieuse. Il vient lui raconter que, dans sa sortie de route, elle est en fait dans la route, et que son rapport à la tradition, qui lui vient des générations passées, est ce qui va lui permettre de l’interroger et de prendre une tangente. Je me dis la même chose dans mon parcours rabbinique, que des esprits conservateurs jugent original pour être sympathiques, ou hérétique pour ne pas l’être : mon questionnement de la tradition est la tradition. Je vois à quel point je peux être où je me trouve parce que j’ai reçu une tradition et que j’ai eu comme modèles des gens, avant moi, qui avaient le culot de l’interroger. La question est : à quel moment vous êtes un insider ? À quel moment vous êtes un outsider ? La force de la tradition n’est-elle pas d’être héritière de gens qui ont su l’interroger, et si vous cessez de l’interroger, est-ce que vous ne la trahissez pas en risquant de la figer et d’en faire quelque chose de mort ? C’est la question qui nourrit ma réflexion depuis des années.

En outre, en hébreu, chaque mot possède deux sens…

L’hébreu, étymologiquement, vous dit toujours qu’il y a un malentendu. La tradition se construit sur le silence, sur ce qu’on n’est pas sûr d’avoir compris, sur une autre interprétation possible. C’est quelque chose qu’on retrouve au cinéma et en littérature. Un bon film vous dit toujours qu’on peut le comprendre autrement. Un film totalement explicite n’est jamais intéressant. Ce qui l’est, c’est quand il y a du blanc.

Quel autre film vous a-t-il animée ?

Zelig de Woody Allen est un film que j’adore, car il raconte des situations d’imposture. C’est une notion qui me poursuit : à quel moment est-on légitime ? À quel moment est-on sous influence ? Peut-on être quelqu’un d’autre dans un contexte différent ? Quand Zelig joue du jazz dans un milieu noir, il devient noir ! C’est l’homme caméléon et j’adore cette idée : lorsque vous entrez dans un monde, votre monde à vous va prendre une autre couleur.

Ce qui renvoie aussi à ce que vous disiez sur la manière dont vous êtes perçue en tant que rabbin, avec force contrastes selon qui vous regarde…

La difficulté aussi de ma fonction de rabbin est qu’on imagine qu’il n’y a qu’une seule manière de l’incarner et c’est potentiellement très liberticide. C’est très difficile de réinterpréter la possibilité de ma fonction. J’étais ravie de cette proposition, mais j’ai bien conscience qu’en acceptant d’être jurée au Festival de Deauville, il y a des gens qui interrogent ma place dans ce jury : est-ce compatible avec mon rôle de rabbin, que fais-je là ? Ce sont, pour moi, les voix de gens qui veulent restreindre votre monde fortement. Je ne crois pas à ça. Dans tout ce que je fais, je crois aux jonctions, aux ponts, aux dialogues d’univers. Ma fonction rabbinique se nourrit beaucoup de ces rencontres. C’est évident que, lorsque je vois des films et que je plonge dans ce que l’Amérique a à nous raconter cette année, les discussions que cela suscite avec mes camarades jurés, tout cela quand je le fais, je suis dans ma fonction rabbinique. Cela nourrit mon interprétation, me permet de repenser ma tradition, mes textes, mon calendrier, et je comprends bien qu’il y ait des gens qui ne conçoivent pas la tradition comme cela.

Voir tous ces films vous a-t-il fait évoluer intérieurement dans votre rapport au monde et au cinéma ?

Au début, j’étais très troublée du fait que le festival a commencé au moment où le procès des attentats de Charlie Hebdo débutait. Je me suis demandé comment allaient dialoguer dans ma tête ce cinéma américain et ce moment de l’histoire de mon pays. En fait, j’ai accepté l’idée que cette pensée me hantait et j’ai réfléchi à la puissance des histoires et à celles qu’on nous raconte. J’ai pensé aux histoires qu’on racontait aux assassins, aux fanatiques. Les histoires peuvent faire vivre, susciter un imaginaire vivant, et elles peuvent tuer. À quelles histoires les fanatiques croient-ils dur comme fer au point de tuer les autres ? Le monde change par les histoires qu’on raconte. Les histoires qui ont le plus fait changer mon monde, ce sont les blagues. J’en raconte tout le temps. Il y a un langage qui passe par la blague qui est extrêmement sérieux. Pour moi, l’humour est la plus grande théologie qui soit. Dans les blagues juives, il y a une façon d’appréhender le drame de l’existence, de retourner tout ce qui s’abat sur vous et de dire : je ne suis pas victime ; ce qui m’est arrivé ne dit pas tout de moi, et je vais le raconter de telle sorte que je redeviens acteur de mon histoire. Cette sortie de la victimisation est rendue possible par la puissance du mot et du récit.

Quelle blague juive chérissez-vous ?