Memoria

Écouter l’univers*

Six ans après Cemetery of Splendor, Apichatpong Weerasethakul embarque avec Tilda Swinton pour les terres colombiennes, et signe une œuvre extra-sensorielle saisissante, qui nous invite à affûter nos perceptions pour renforcer notre présence au monde.

Aller voir un film d’Apichatpong Weerasethakul sur grand écran, dans une salle obscure, est une expérience en soi, et il est conseillé de s’y préparer. Car ce qu’il nous donne à voir et à entendre espère du spectateur un total abandon (qui peut aussi opérer dans un état de demi-sommeil !) afin que les forces qui y circulent puissent déployer leur pouvoir agissant.

Dans Memoria, le réalisateur palmé d’Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, quitte sa Thaïlande d’origine pour la Colombie. Un pays étranger pour lui, comme pour son actrice principale, Tilda Swinton, qui se fait ici plus qu’une interprète : une véritable coéquipière, engagée corps et âme sur ce projet hors norme, qui a obtenu le Prix du jury au dernier Festival de Cannes, ex aequo avec Le Genou d’Ahed  de Nadav Lapid.

Dans Memoria, tout, des plans fixes, épurés et larges pour la plupart, au son ultra-sophistiqué, nous invite à nous laisser traverser par ce qui se joue devant nous. En suivant le personnage de Jessica Holland (homonyme de celui du Tabou de Jacques Tourneur, qui tentait lui aussi de réconcilier le monde des vivants et celui des morts) de Bogota, où réside sa sœur malade (Agnès Brekke), à la forêt des alentours de Pijao, où fut creusé un tunnel sous lequel des squelettes furent trouvés, nous nous faisons les explorateurs d’un espace-temps qui vient bouleverser nos repères quotidiens.

Memoria d'Apichatpong Weerasethakul. Droits photographiques : Copyright Kick the Machine Films/Burning/Anna Sanders Films/Match Factory Productions/ZDF/Arte/Piano 2021.

Au centre de ce dispositif, un phénomène singulier, qu’a expérimenté le cinéaste lui-même : celui du « syndrome de la tête qui explose ». Jessica entend régulièrement un son, qui ressemble au bruit d’une explosion et ne provient d’aucun élément objectif. Pas à pas, elle va tenter de l’apprivoiser et d’en caractériser la nature exacte. Dans une scène magnifique, elle essaie, aux côtés d’un ingénieur du son doux et patient (Juan Pablo Urrego), de le décrire et le recomposer afin de pouvoir l’entendre en provenance d’une source extérieure à son propre corps. Cette séquence nous plonge au cœur de la fabrication même du cinéma, et nous fait ressentir ce qui en construit la matière organique, celle-là même qui, sonore, joue le plus avec l’inconscient du spectateur.

Memoria d'Apichatpong Weerasethakul. Droits photographiques : Copyright Kick the Machine Films/Burning/Anna Sanders Films/Match Factory Productions/ZDF/Arte/Piano 2021.

Puis, rendue curieuse à la suite d’une rencontre avec une archéologue française (Jeanne Balibar, idéale dans ce rôle passager), la voilà partie en pleine nature, où elle va être – et nous à sa suite -, invitée à tendre l’oreille et à se rendre disponible au moindre mouvement du monde alentour, au silence qui n’en est pas, au vide plein, au vivant bruissant. À ce qui est comme à ce qui n’est plus, mais laisse une trace en son sillage, que seule notre intuition affûtée peut parfois détecter. L’expérience relève de la transe si l’on s’y abandonne… Et pour laisser agir ce film, qui ressemble fort à un soin énergétique, il nous est suggéré de prendre appui sur Tilda Swinton, pivot central de chaque séquence. Cette actrice est peut-être la seule capable de relier à ce point le visible et l’invisible, de se faire canal en étant à la fois de plain-pied avec le terrestre et connectée à d’autres dimensions. Avec présence et humilité, elle fait de son personnage le double possible du spectateur, convié à renouer avec son corps sensible pour mieux éprouver le monde dont il est, lui aussi, acteur.

Au regard de la crise de la sensibilité que traverse l’humanité tout entière – et que Baptiste Morizot analyse avec une remarquable clairvoyance dans son magnifique Manières d’être vivant (Actes Sud) -, il faudrait décréter Memoria « film d’utilité publique » !

 

Anne-Claire Cieutat

 
* Pour reprendre un titre d’Alfred Tomatis, Écouter l’univers. Du Big Bang à Mozart : à la découverte de l’univers où tout est son (éditions Robert Laffont), dont certains passages font écho à ce film.