Phoenix

La femme aux deux visages

Deux ans après avoir ébloui avec Barbara, le tandem fertile Christian Petzold / Nina Hoss revient avec une trajectoire vertigineuse au sortir des camps. Phoenix ou comment une femme renaît d’elle-même et de l’Holocauste, et part en quête de celui qu’elle a aimé, envers et contre tout, dans un Berlin en ruines.

Pour leur sixième collaboration (Dangereuses Rencontres (Toter Mann), Wolfsburg, Yella, Jerichow) et à la suite de la doctoresse coincée à l’Est de Barbara, Christian Petzold offre à son actrice idéale un nouveau rôle en or. Le cadeau d’un cinéaste inspiré et en pleine possession de son art à une interprète experte en incarnation intense. Nelly Lenz est un personnage somme. Un être de fiction qui s’offre, telle une page blanche, alors que son passif est chargé. La première image de cette femme imprime fortement la rétine du spectateur : un visage entièrement bandé, d’où surgit un regard inquiet et épuisé. Un souvenir cinéphile passe, la créature en devenir d’une autre vision de l’effroi, Les Yeux sans visage de Georges Franju…

Pour se reconstruire après l’horreur nazie, Nelly doit aussi se reconstruire un visage. Un double défi existentiel, qui annonce la dualité extrême dans laquelle elle va devoir se fondre pour mieux approcher son amour d’avant la guerre. À leur rencontre, ce dernier, ne la reconnaissant pas, va lui demander de se transformer en… elle-même pour mieux servir ses intérêts à lui. Petzold n’a pas choisi la facilité avec ce récit dense où tous les chemins sont minés, via l’adaptation du roman français Le Retour des cendres d’Hubert Monteilhet, paru en 1961 et porté à l’écran en Grande-Bretagne par J. Lee Thompson en 1965 (Return from the Ashes, traduit par Le Démon est mauvais joueur). La transposition n’est pas entièrement fidèle, mais trahir est parfois le meilleur des passeports pour conserver l’âme d’un livre.

Phoenix suit la renaissance d’une femme, de son premier plan bandée et blottie dans une voiture, à son dernier, où elle a retrouvé sa pleine voix, debout face à l’Autre et au monde. Car Nelly est chanteuse et son art a longtemps été celui de la transmission d’émotion. Entre-temps, elle aura dû surmonter le gouffre béant de l’ignominie et affronter les ruines berlinoises. Un plan saisissant la cadre debout de dos face à un immeuble éventré. Silhouette voûtée épinglée dans un décor trop grand pour elle. Un motif complexe pour le cinéaste, qui donne à voir l’Allemagne face à ses contradictions et à ses ombres passées, sur lesquelles se sont bâties aussi la puissance, la réunification et l’apaisement d’aujourd’hui.

Avec son visage tour à tour masqué, tuméfié, émacié, puis en beauté retrouvée, Nina Hoss se donne à sa création avec une finesse inouïe. Celle d’une femme qui évoque toutes les femmes et l’amour insoumis, et qui invoque aussi les grandes figures qui l’ont précédée sur le grand écran allemand, de la star mythique ayant fui le nazisme avant le retour glorieux (Marlene Dietrich) à l’égérie actrice et chanteuse du baroque germanique (Ingrid Caven). On sort de Phoenix bouleversé et galvanisé. Nourri de la certitude d’avoir assisté à une fresque romanesque qui réussit à faire du neuf avec un terreau historique vu et revu dans mille et une fictions. Emporté par la force d’un destin hors norme, qui brave l’impensable et se délivre de ses obsessions.