Les échos amoureux

Conversation avec Emmanuel Mouret, scénariste, réalisateur, acteur

Dans Caprice, son 8ème long-métrage – dont BANDE A PART est le partenaire enthousiaste –, Emmanuel Mouret poursuit son exploration de la carte du tendre et interprète un homme pris en étau entre une actrice reconnue et installée (Virginie Efira) et une jeune comédienne aux élans impétueux (Anaïs Demoustier). De ce chassé-croisé amoureux naissent de jolies étincelles, entre drame et comédie, où le burlesque le plus strict trouve aussi sa place.

Le scénario de Caprice se fonde sur une série de réactions en chaîne. Une action en engendre une autre de façon quasi mathématique. Vos idées de scénarios naissent-elles des films précédents, comme le fruit d’une pensée en escalier ?

D’une certaine manière, le rapport de géométrie, de mécanique, de symétrie, je travaille avec ça. Il est certain que de l’écriture d’un film peut découler une situation qui m’intéresse et que je voudrais exploiter sous un autre angle. Les films n’arrivent pas dans un ordre chronologique d’écriture. Certains pensent que j’écris vite, or je mets du temps à écrire, et mes films correspondent à des idées de projets qui sont nées bien avant et qui se développent avec le temps. Comme si, à partir d’une situation, on plantait une graine qui poussait. Je travaille donc souvent à deux projets en même temps ; comme ça, lorsque je suis asséché sur l’un, je continue l’autre, puis l’un porte ses fruits plus vite que l’autre. Mais tout ça forme un même jardin.

Vos films se font écho et leur écriture a quelque chose de musical avec ses jeux de correspondances, ses contrepoints…

Il y a, en effet, un jeu de correspondances ou de résonances. Il y a, bien sûr, le plaisir de la géométrie, des coïncidences, des lignes parallèles. Je conçois tout à fait que le dessin géométrique qui sous-tend le récit m’importe. Et en même temps, il s’agit de trouver une certaine forme de géométrie qui articule les situations entre elles et puisse créer une certaine forme de circulation. Je ne me sens jamais porteur de quelque chose à dire, mais plutôt de situations qui m’intriguent, me fascinent, m’amusent, m’obsèdent et dans lesquelles j’aime bien que le sens ne soit jamais fermé. J’aime que la construction et les correspondances fassent résonner la pensée, promène le plaisir et les sensations.

Écrivez-vous en musique ?

Il y a deux phases d’écriture : une première de maturation, longue, puis une phase d’organisation. Là, je n’écoute pas de musique. J’ai plutôt tendance à lire ou regarder des séquences de films que je connais. Pour Caprice, j’ai écrit en deux fois. La première, un peu comme un quadrille et je n’étais pas satisfait de la fin. J’ai tourné entre-temps Une autre vie, puis après, j’ai repris la fin de Caprice. Je pense que la fin d’un film est un peu sa base, c’est là-dessus que repose le film. Le moment de rédaction est très rapide : deux ou trois semaines, et là, je peux écrire en musique. Surtout pour les dialogues. Sur le dernier film que j’ai écrit, j’ai écouté du Bach, du Vivaldi, du baroque, du Poulenc, du Prokofiev, du Rachmaninov. Quand j’écris les dialogues, je m’abandonne.

Caprice est un film qui prend le temps de la résonance des mots, des situations. La rythmique du film laisse la place au silence, aux instants suspendus…

Le suspens est aussi ce qu’on appelle le suspense. Même dans des histoires de désir, il peut y en avoir. C’est même un enjeu. J’avais envie d’un film à suspense. 

Votre présence à l’écran, votre jeu induit aussi cette cadence ralentie…

Je pense qu’il y a quelque chose qui m’échappe, car paradoxalement, j’aime bien que les choses avancent en permanence et je peux vite m’ennuyer au cinéma. Chaque acteur a son rythme et quand je m’entoure, je fais attention au contraste de rythme entre les comédiens. 

Il y a, dans le personnage que joue Virginie Efira, un glamour à l’ancienne qui participe de ce rythme ralenti, aux portes de la langueur, dont émane une féminité rarement vue au cinéma aujourd’hui…

Oui, il y avait de ça aussi chez Julie Gayet dans Un baiser s’il vous plaît. C’est l’idée de la retenue. Une idée qui m’est chère, car c’est ce qui m’a marqué adolescent en voyant des films des années 1930 ou 1940, dans les comédies, comme dans les mélodrames. La question dans ces films était : comment être gentleman ? Et cette classe provient d’une sociabilité agréable en toute circonstance et malgré ce qu’on peut éprouver. Je trouve que le drame est plus dans la retenue que dans la décharge. Je trouve qu’un personnage en colère ou très épris et qui se retient, me permet de m’investir en lui. Je plonge dans son regard, je compatis avec ces personnes qui savent rester civilisées malgré les pulsions qui peuvent les traverser. C’est aussi de là que vient mon goût pour les mélodrames, c’est cette question : comment être un homme civilisé malgré tout ce qu’on peut éprouver ? La décontraction de l’homme moderne me semble parfois exagérée au cinéma, par rapport à ma propre intimité et par rapport à ce que j’observe autour de moi. 

Dans Caprice, vous vous éloignez volontiers d’un certain réalisme.
Notamment dans une séquence de théâtre amateur qui, paradoxalement, est l’une des séquences les plus sophistiquées du film. Caprice est sur scène, tandis que votre personnage assiste au spectacle. C’est un instant qui confine au merveilleux…

Il fallait que mon personnage soit émerveillé par ce spectacle, par Caprice. Je trouve, de toute façon, que les mots « réalisme » et « cinéma » sont difficiles à marier, puisqu’on filme des sensations qu’éprouvent des personnages, on est au niveau de l’intimité. Pour moi, le cinéma n’est pas la vie. Il y a des correspondances avec la vie, mais c’est un film, pas le réel.

Le personnage que vous jouez dans ce film, comme la plupart du temps dans votre cinéma, est en permanence spectateur de ce qui lui arrive…

Oui, je crois que je le suis, en effet, dans tous les films que j’ai joués. Dans Caprice, mon personnage essaie de dire non et a du mal à le dire. 

Il y a, de film en film, et c’est flagrant ici, un plaisir certain à filmer les visages, les peaux, les nuques et les dos… 

Évidemment, c’est quelque chose d’important pour moi. J’ai en mémoire cette phrase de Truffaut bien connue : « Le cinéma, c’est faire faire de jolies choses à de jolies femmes ». Je me suis aperçu que, pour qu’une actrice soit belle au cinéma, c’est tout un ensemble de choses. Ça va du costume au maquillage, à la coiffure, mais cela tient aussi beaucoup à la façon d’interpréter les choses. Les moments de grâce sont alimentés par le récit. Quand on voit ce qui opère, il y a plein de choses concomitantes, et notamment ce rapport au temps. Par exemple, ce qui nous fait voir la peau, le visage, c’est l’envie de le voir. Il m’arrive d’animer des ateliers avec des comédiens. Je leur explique qu’il est important d’avoir en tête que jouer de face à la caméra et être vu de près à tous les moments ne sert pas forcément le comédien. Ce qui est important est qu’on ait envie de voir le comédien. Le dialogue rend le visage mystérieux. Le personnage dit-il ce qu’il pense ? Est-ce vrai ? C’est le dialogue qui nous plonge dans le regard du personnage. Je crois qu’on va s’attarder sur un visage, parce qu’on cherche à y voir quelque chose. Le scénario, la mise en scène, le cadre participent beaucoup à ça. Et puis il y a la façon dont l’acteur est regardé par son partenaire. S’il est troublé, on va épouser son regard. Si vous regardez le regard d’Audrey Hepburn ou de Marilyn Monroe qui s’émerveillent devant un objet, vous-même devenez émerveillé par cet objet. Un film est une direction de regard. On a beau maquiller une peau pour qu’elle soit jolie, il faut aussi avoir envie de la regarder. Et c’est souvent en cachant un certain nombre de choses que, dans un espace, on va essayer de le voir. Plus un dos nu aura été caché un petit moment, plus on sera ébloui en le découvrant. Alors que si vous voyez des corps nus depuis un quart d’heure, le dos nu ne produira plus aucun effet.

Êtes-vous sensible aux voix des acteurs ? Pensez-vous, en jouant, et en donnant vos indications à votre ingénieur du son et au mixeur son, à l’accord des voix, à l’harmonie qu’elles peuvent produire au contact les unes des autres ?

Ce que je peux dire, c’est que c’est très rarement chuchoté dans mes films, y compris dans les scènes d’intimité. J’aime bien qu’il y ait un certain volume pour une question de rythme. La voix rythme énormément le temps. La vitesse de débit, le niveau des voix et celui de la musique, et le mariage de la musique avec les voix produisent de l’effet. C’est un travail sensitif. Après, le tournage, j’essaie de n’absolument pas réfléchir à mon physique et à ma voix, car j’ai trop de complexes. Je me sens toujours un peu illégitime. Heureusement que les acteurs avec lesquels je travaille me soutiennent !

Vous êtes pourtant sur toutes les affiches de vos films ou presque !

Je me suis retrouvé à jouer dans mes films par hasard ! Pour l’anecdote, j’ai joué dans mon film de fin d’études de la FEMIS, Promène-toi donc tout nu !, qui est un moyen-métrage et qui a eu une petite sortie en salle. Le premier producteur avec lequel j’ai travaillé, Philippe Martin, m’a dit : « Je produis ton premier long-métrage si tu joues dedans ». J’ai donc joué dans Laissons Lucie faire, qui a été un cauchemar à tourner pour moi. Je me suis dit : « Jamais plus je ne jouerai ! ». Dans mon deuxième long, d’ailleurs, Vénus et Fleur, un portrait de deux jeunes femmes, je ne joue pas. Mais quand on préparait Changement d’adresse, j’ai donné la réplique à Frédérique Bel lors des essais et mon producteur, Frédéric Niedermayer, avec lequel je travaille depuis, m’a dit : « Il faut absolument que tu joues ! ». Comme le film a été bien accueilli, je me suis retrouvé à jouer dans mes films. Et là, pour le prochain film que je m’apprête à tourner, c’est pareil, je viens de me décider, mais ça ne m’est pas facile.

C’est aussi vous qui impulsez cette diction détachée, littéraire, qui vous est propre…

Oui, je fais attention à l’élocution, au parler. Je suis sensible à la façon dont le texte est dit. Il y a des choses que je ne supporte pas et qui ont à voir avec le rythme, mais, pour en revenir à la voix, je ne désigne jamais la tessiture de voix, car si je dis ça au comédien, il risque de n’être plus naturel. Je donne des indications du genre : « Dis-le avec le sourire » ou « dis-le gentiment », si je trouve que c’est trop sec. Je dirige, en effet, à l’oreille.