Après Jean-Luc Godard - Je me laisse envahir par le Vietnam, d’Eddy D’aranjo

Les Variations Godard

Ancien élève du Théâtre National de Strasbourg, Eddy D’aranjo propose un étonnant spectacle, présenté au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers avant d’être repris, début avril, au Théâtre de la Cité Internationale. Une variation sur le style et les thèmes du cinéaste Jean-Luc Godard.

Qu’est ce que l’art de Jean-Luc Godard ? Pour certains, c’est un cinéma révolutionnaire, ou une révolution de cinéma. Ils mettront alors en avant la dimension politique de ses films ou, au contraire, diront que c’est leur esthétique, si particulière, qui prime. D’autres diront encore que c’est d’un ennui mortel. Si Godard divise, tout le monde s’accorde globalement sur le fait qu’il faut distinguer – « comme chez Picasso », disent les aficionados – plusieurs périodes dans son cinéma. Une chose est pourtant certaine, un film de Jean-Luc Godard ne ressemble à aucun autre. Alors, adapter une de ses œuvres sur scène semble à la fois très audacieux et un peu présomptueux – et surtout pas très productif, comme Eddy D’aranjo l’avoue lui-même par la voix d’un comédien dans son spectacle. C’est pourquoi le dramaturge propose, plutôt que d’adapter un film, une variation autour du style (ou plutôt, de la poésie) de Jean-Luc Godard, que l’auteur du spectacle préfère appeler par son nom complet, celui aux légendaires initiales, JLG.

Éloge de l’amour

Après Jean-Luc Godard, je me laisse envahir par le Vietnam est un spectacle en deux parties. Dans la première, une famille se retrouve pour s’occuper d’un vieillard sénile. Le vieil homme ressemble peut-être à Jean-Luc Godard ; son costume évoque la manière dont le cinéaste apparaît habillé dans ses récentes interviews, mais le spectacle nous indique plus tard que non, ce n’est pas Jean-Luc Godard. D’ailleurs, Jean-Luc Godard, malgré son grand âge, ne semble pas atteint de sénilité, et surtout, on ne lui connaît pas – vraiment – de famille. Difficile alors de voir le rapport entre cette première partie et Godard, ainsi que le Vietnam, et tout ce que semble annoncer le titre. C’est peut-être justement cela qui est « godardien », le réalisateur étant connu pour créer du sens en rapprochant, par le montage, des choses a priori sans lien. Pour autant, cette première partie, proche d’un théâtre ultraréaliste, souffre de sa trop grande exigence. Les comédiens et la mise en scène ne sonnent pas toujours juste, alors que le dispositif ne permet aucune imperfection. On pense au début de Sur le concept du visage du fils de Dieu de Romeo Castellucci, qui proposait une scène très similaire (un fils s’occupant de son père incontinent). La comparaison ne plaide, hélas, pas en la faveur de D’aranjo.

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For ever Godard

Heureusement, le spectacle est sauvé par une formidable seconde partie. Le même comédien jouant le vieillard enlève son masque et se révèle un jeune homme. Face à la salle, il explique, non sans humour, pourquoi ce titre et pourquoi Godard. Puis, presque sans que l’on s’en rende compte, le comédien change de sujet, nous emmène ailleurs. On se retrouve alors à examiner des photographies prises à Auschwitz. Les seules images, nous raconte-t-on, prises sur le vif par un détenu, documentant l’extermination en train de se faire. Depuis l’arrivée de la vidéo, Jean-Luc Godard utilise régulièrement la voix off pour commenter des images, nous aider à voir ce que l’on ne voit pas, dans une prose plus poétique qu’explicative. C’est ce qu’il fait, par exemple, dans sa fameuse série Histoire(s) du cinéma. Quant à la question de la Shoah, on sait qu’elle obsède le cinéaste, comme celle d’autres génocides et de violences historiques contre lesquelles le cinéma n’a rien pu faire – ou n’a simplement rien fait. À l’instar du Vietnam. Une guerre qui est, d’ailleurs, un point de bascule dans le cinéma de Godard. En 1967, après Week-End, il signe ainsi un passage du film à sketches Loin du Vietnam. Il y aura ensuite mai 1968, qui actera définitivement la politisation de son cinéma. Le comédien Volodia Piotrovitch d’Orlik nous raconte tout cela et bien d’autres choses avec une voix hypnotique et un regard perçant, presque trop sérieux – le genre de regard que l’on peut avoir à vingt ans lorsqu’on se prend de fascination pour ces œuvres âpres et érudites. Finalement, D’aranjo propose ce que l’on pouvait faire de mieux au théâtre avec Godard. Non pas une adaptation, mais une variation, pour retrouver sur scène ce qui fait le suc de ses films, avec, en plus, une touche de fraîcheur et d’humour, qui leur donne une nouvelle jeunesse.

Pierre Charpilloz