Cette série sur les amours et les emmerdes d’une lesbienne suicidaire et bourrée de tocs est intelligente, drôle et si juste ! Elle est menée tambour battant par Abby McEnany, comédienne inconnue de nous, qui ne devrait pas le rester…
« Je vais me suicider dans cent quatre-vingts jours si les choses ne s’améliorent pas. » C’est sur ces mots que démarre la séance de psychanalyse d’Abby. Et quasiment le premier épisode de la série. « Je veux dire, je suis une grosse gouine de quarante-cinq ans, je n’ai rien fait de ma vie… Et ce serait ça mon identité ? ».
Ceci posé, nous ne pouvons déjà pas révéler ce qui se passe ensuite dans le cabinet de la thérapeute, juste constater qu’Abby est mal partie, mais que la série, en revanche, démarre sur les chapeaux de roue.
Car il suffit de quelques plans, de quelques mots, pour que nous soyons immédiatement en empathie avec cette femme en crise. Sa voix un peu voilée, légèrement brisée, son regard franc et lucide. Manque d’amour, manque de confiance en soi, mais une bonne grosse dose d’humour et d’autodérision, Abby, c’est vous, moi, nous. « J’essaie d’être féministe, mais j’ai des fantasmes de princesse de conte de fées… » Il y a dans ce portrait craché quelque chose d’immédiatement reconnaissable qui parle au cœur. Ça s’appelle l’universel. Et les questions de genre, de sexe sont immédiatement balayées. L’humanité qui se dégage des personnages, filmés frontalement dans des échanges drolatiques très bien écrits (Abby et sa psy, Abby et sa sœur aimante Alison, Abby et sa meilleure copine, l’inénarrable Campbell…), remet à une place presque banale les questions d’identité et entraîne l’identification. À la recherche d’une amoureuse, Abby croise la route de Chris, qu’elle prend pour une lesbienne, et qui est en réalité un homme trans de près de vingt ans son cadet. Va pour une nouvelle relation avec ce charmant garçon, même si Abby pense profondément qu’elle n’a pas droit au bonheur…
Névrosée jusqu’à l’os, bourrée de tocs et d’obsessions (elle se lave les mains frénétiquement), Abby est une fragile libellule déguisée en bulldozer. Son enveloppe corporelle lui joue des tours, comme dans cette scène à la fois violente et déchirante où une femme vindicative se retourne sur elle dans les toilettes, lui indiquant qu’elle s’est trompée de lieu, que pour les hommes, c’est à côté… C’est aussi en raison de son apparence physique et de ses kilos en trop qu’Abby a reçu l’affront ultime : une collègue bien intentionnée lui a offert un énorme paquet d’amandes afin qu’elle se mette au régime. Abby a compté 180 amandes, qu’elle jettera non pas dans son gosier, mais à la poubelle chaque jour, jusqu’à sa décision de continuer ou d’arrêter…
Ce motif des amandes court tout au long de la série et ponctue chaque épisode, comme un remords ou un mantra. Et lorsque la joie ou l’espoir s’installent un peu trop, les fruits secs sont là pour rappeler que le bonheur n’est pas gai. La vie de certains ne tient qu’à un fil, celle d’Abby, qu’à un oléagineux…
Il y a beaucoup d’autobiographie dans ce portrait d’une quadragénaire de Chicago ressemblant trait pour trait à la comédienne de stand up Abby McEnany. Sans jamais donner de leçons, surplomber ni apitoyer, mais en faisant ressentir de l’intérieur son quotidien se cognant sans cesse à des regards normatifs, Abby nous entraîne dans son travail en cours (d’où le titre Work in Progress) : apprendre à vivre. Une
tragi-comédie romantique 2.0 où le rire le dispute aux larmes et où l’éloge de la différence se déploie avec tact et tendresse. Pour les personnages comme pour le spectateur. Merci qui ? Merci Abby.