Disparition de Christophe, chanteur cinéphile

Daniel Bevilacqua, dit Christophe, est mort dans la nuit de jeudi 16 avril à l’âge de 74 ans des suites d’une maladie pulmonaire, ont annoncé son épouse Véronique et sa fille Lucie à qui nous adressons nos pensées chaleureuses. Célèbre pour avoir été une icône des yéyés dans les années 1960, réputé pour sa vie nocturne, ce maître de la romance, auteur des tubes « Aline », « Les Marionnettes », « Succès fou », savait malgré tout s’émanciper de l’étiquette de chanteur de variété. Son parcours hybride le faisait réapparaitre sans cesse où on ne l’attendait pas.

« Je suis un touche à tout, un chineur de la vie, des choses qui sont dans les tiroirs de mon esprit, de mon cerveau et qui s’ouvrent et se ferment au fil des instants. »** (lire l’entretien en entier sur Cinezik, ici).

Il a su s’entourer à la fois de Jean-Michel Jarre (auteur des « Mots bleus »), et de Alan Vega, comme lui crooner inclassable, à la fois punk et descendant d’Elvis. Christophe est aussi éclectique en ce qui concerne ses terrains de jeu. Autant que la chanson, il aimait le cinéma. Sa cinéphilie l’amenait à louer le talent de Max Ophuls, Tod Browning, David Lynch, Sergio Leone (qu’il affirme avoir rencontré), Federico Fellini, ou à préférer Laurel et Hardy à Chaplin. Il a pu partager cet amour des films lors du Festival de cinéma de Brive en 2009 pour une carte blanche. Il citait parmi ses films préférés Fenêtre sur cour, Le Voyeur et Body Double, ce qui témoigne de sa préférence à regarder plutôt qu’à être regardé. Collectionneur de pellicules de films depuis son jeune âge, il était un grand curieux, avec toujours une part d’enfance en lui, et avait le regard qui frétillait lorsqu’on lui recommandait une œuvre.

Ses deux passions, la musique et le cinéma, se rejoignaient parfois, malheureusement trop rarement. Sa première incursion dans le domaine cinématographique a eu lieu seulement cinq ans après son premier album, sept ans avant la sortie des « Mots bleus », pour un film de Georges Lautner, La Route de Salina en 1967 (avec Rita Hayworth), sous la forme d’un pastiche morriconnien, avec du lyrisme et des accents de western pour illustrer les grands espaces du Nouveau Mexique. Il a ainsi pu rendre hommage à Leone. D’ailleurs, Quentin Tarantino, autre amoureux des western spaghetti, reprendra la chanson tirée du film « Sunny Road to Salina » dans son Kill Bill: Volume II (2004). Mais la musique de film a été une succession de rendez-vous manqués. Il refusa d’ailleurs juste après La Maison sous les arbres de René Clément, partition finalement signée Gilbert Bécaud. « Je suis guidé avant tout par une rencontre humaine et avec René Clément ça ne marchait pas. C’était trop formaté pour moi. Je ne suis pas dans le format du show-business. Je ne suis que dans le miracle. »* 

Certes, des cinéastes ont puisé dans son répertoire, essentiellement des titres « Aline » et « Les Mots bleus », lequel a été repris par Alain Corneau dans son film éponyme de 2004. Dans Quand j’étais chanteur de Xavier Giannoli, il interprète « Les Paradis perdus », seule présence cinématographique de ce titre, puis il a fallu attendre 2009 (soit 42 ans après Salina) pour le voir reprendre le pupitre d’un film (pour Arte), auprès de Emmanuelle Bercot : Tirez sur le caviste avec Niels Arestrup. Puis la fréquence de ses B.O s’accélère légèrement, s’enchaînent Arrête ou je continue de Sophie Fillières (2014) avec Emmanuelle Devos et Mathieu Amalric et Par accident de Camille Fontaine (2015), jusqu’à atteindre la quintessence en 2019 avec Jeanne (Un Certain Regard). Pour Bruno Dumont, il signe son chef d’œuvre, inspiré par les textes sublimes de Charles Peguy. Sa démarche est là encore, comme toujours, intuitive. Il se laisse porter par les images. « La partition instrumentale majestueuse de Christophe (piano, synthé éthéré ou imposant) atteint le sublime par sa pureté, dénuée de fonction narrative et illustrative, elle relate la pensée intime de Jeanne, son mystère et son illumination. »** (lire l’entretien en entier sur Cinezik ici).

Dans ce film, il fait une apparition à l’image lors de la scène du procès, dans la peau d’un mystérieux personnage, vêtu d’une robe de bure et d’une capuche pointue. Après n’avoir été qu’une voix, il devient un visage lors de ce chant incarné. Lui qui s’identifiait à Marlon Brando et à James Dean est passé à côté de sa vocation d’acteur. Il joue, malgré tout, dans un film avec Patrick Dewaere, un petit court en 16mm, qui n’est jamais sorti et dont il a perdu les images. Il apparaît dans les court-métrages Le Quepa sur la vilni de Yann le Quellec avec Bernard Menez, et Juke-box d’Ilan Klipper dans le rôle d’un musicien asocial. L’actrice Sabrina Seyvecou, qui le coatchait pour le jeu sur ce film nous racontait : « Christophe tenait à ce que ce soit de l’improvisation. Même s’il a travaillé le morceau en amont, au moment du tournage il improvise. Et comme tout artiste, il a besoin de se sentir aimé. Il a besoin de bienveillance autour de lui, sinon il peut se crisper. »** (lire l’entretien en entier sur Cinezik ici).

Il ne se considérait pas comme un véritable comédien quand il jouait : « Je ne suis pas du tout comédien, il faut plutôt trouver son naturel quand on est un mec comme moi, d’être soi-même le plus possible. Il y a bien sûr toujours des postures, comme la cigarette, qui a toujours été une esthétique de l’ordre de la pause. »**

Il demeurait un perpétuel insatisfait, toujours en quête de sons innovants. Comme un éternel enfant, il chinait de nouveaux jouets et territoires à explorer. Il expérimentait le son comme une matière vivante, et vénérait ses « machines ». Il guettait la moindre sortie d’un nouveau logiciel. Avant-gardiste, il dépensait ses royalties pour enrichir son home studio. « Je suis avant tout un instinctif et un chercheur. Je ne suis pas un professionnel. Je tente des expériences. »*

Sa disparition est d’autant plus triste qu’elle laisse le sentiment d’une œuvre inachevée. Il préparait d’ailleurs un nouvel album (« Mon prochain album sera assez radical, je vais tenter encore autre chose »*). Il devait aussi retrouver Bruno Dumont sur Par un demi-clair matin. Le cinéaste lui avait confié le scénario en août dernier qu’il devait emporter dans la foulée lors d’un départ en bateau près des côtes de l’Île de Ré. Aujourd’hui, huit mois plus tard, on ignore si ce travail a pu être finalisé. Peut-être fait-il partie des films en lice pour le Festival de Cannes annulé à cause de la crise sanitaire. Une chose est sûre, sa voix continuera à se faire entendre depuis les paradis perdus.

* Ces propos sont issus de l’interview de Benoit Basirico pour « La Septième Obsession », Septembre 2019. 

** Ces propos ont été publiés sur cinezik.fr