Bertrand Tavernier

L’homme tempête

Bertrand Tavernier est mort ce 25 mars 2021, il aurait eu 80 ans en avril. C’est un monument du cinéma qui disparaît. Si banale que puisse sembler cette phrase, elle est terriblement vraie.

Il était cinéaste, auteur, citoyen, érudit, et son œuvre en est en tous points le reflet. Ses films ont accompagné nos vies, nos cinéphilies, de L’Horloger de Saint-Paul (1974) à Voyage à travers le cinéma français (2016), en passant par Le Juge et l’Assassin, La Mort en direct, Coup de torchon, Un dimanche à la campagne, La Vie et rien d’autre, L.627, L’Appât, Laissez-passer, La Princesse de Montpensier… Il faudrait tous les citer, car tous ont compté. Tenant d’un cinéma ample et, en apparence, classique, il s’est baladé dans les genres : historique, fantastique, comédie, impressionniste, social… Sur ses tournages, sa phrase préférée était : « Qu’est-ce qu’on attend ? »

Ce n’était pas qu’un homme, c’était une tempête, un ouragan, un maelström ! Bertrand Tavernier était un engloutisseur de vie. Jamais en retard d’une anecdote sur un film, un livre, un film adapté d’un livre. Il connaissait des histoires sans fin de réalisateurs, amis américains ou français. Un jour, il y a très longtemps, alors qu’il avait accepté une interview sur les César, il m’avait accueillie chez lui un matin, embarquée dans son salon tout en disant : « Je suis content de vous voir, mais je n’ai rien à dire, moi, sur les César. » Et puis, à peine assis : « Je pense que… » et hop, c’était parti, ça a duré trois heures. Lorsque j’ai arrêté le magnéto, il a trouvé qu’il faisait faim, qu’il ne pouvait pas me laisser repartir le ventre vide. Il avait dans son frigo un petit pâté, vous m’en direz des nouvelles. Une autre fois, sur le tournage de Capitaine Conan en Roumanie, les journées étaient longues, mais le soir, tard, il regardait un film dans sa chambre et invitait qui voulait partager ce bienfait. Personne, parmi l’équipe, n’avait très envie de démarrer un incunable du 7e art à 22 h 45, surtout avec le PAT (« prêt à tourner ») à 8 h le lendemain, il jetait donc son dévolu sur les nouveaux arrivants, la journaliste de passage, par exemple. Impossible de refuser, crime de lèse-majesté.

En 2019, au Festival War on Screen de Châlons-en-Champagne où il était invité d’honneur, il avait donné une master class magnifique. Ensuite, devant un phénoménal plateau d’huîtres, il avait raconté longuement son projet de film Snowbirds, coécrit avec Russell Banks, qui ne trouvait pas producteur. Et évoqué l’édition revue et augmentée de son grand œuvre 100 ans de cinéma américain (qui avait commencé par « 30 ans » !), qui, semble-t-il, est aujourd’hui prête à imprimer. La soirée ne faisait que commencer puisqu’il avait voulu découvrir le long-métrage de Boris Lojkine, Camille. Et, emballé, avait absolument souhaité le rencontrer dans la foulée. Après quelques coups de fils, le jeune réalisateur tout ému entendait un très bel éloge de son film par son aîné. Et puis, la conversation était partie dans tous les sens, le fil rouge, bien sûr en restait le cinéma. Bertrand Tavernier s’enflammait pour tel film, s’énervait sur une déclaration autour de la culture, égrenait un souvenir savoureux. Et observait son auditoire en partant de son grand rire ponctué du rituel : « Hein !? Formidable !!! »