Ziyara

Le temps retracé

L’air de rien, la cinéaste Simone Bitton offre avec ce vrai-faux pèlerinage cinématographique le film le plus aigu et le plus profondément troublant de toute sa filmographie.

Les morts, comme la disparition, hantent tout le récit. De sa voiture qui traverse des paysages, la cinéaste semble rechercher quelque chose qui dépasse sa propre histoire. Absente à l’image, présente par sa voix, elle est ce spectre qui tente d’éclairer son chemin à travers les tombes pour retrouver une filiation. Laquelle exactement ?

Tout est récit, et le langage suture ce que la vie sépare. Comme Orphée, elle déambule au gré des cimetières et des vallées, entre mausolées, synagogues et cieux ouverts. Ce pays qu’elle arpente, ce n’est pas simplement le Maroc, c’est aussi et surtout, pour tous les exilés, le pays perdu, rêvé, fantasmé, peut-être même oublié. Il ressurgit, presque par effraction, lorsque le temps a érodé un peu nos colères comme nos oublis…

Qu’est-ce que l’enfance si ce n’est ce fantôme qui nous rattrape lorsque la perte se fait trop sentir? Ici, comme pour des millions de femmes et d’hommes expatriés, il s’agit d’une langue et donc d’une terre, cette inextricable relation passionnelle qui ne cesse de ravager les cœurs comme les esprits. Bien plus que l’amitié entre les peuples que semble vraiment raconter le film, il s’agit de la recherche d’une langue matricielle utopique, où Arabes et Juifs partageaient les mêmes mots, le même pays, voire le même corps. Cela donne une scène inouïe de toute beauté, scandaleuse comme toute véritable scène d’amour,  celle où une femme, la Torah enveloppée dans ses bras, murmure une prière en arabe. L’éros est aussi affaire d’image manquante, que vient combler la cinéaste avec cette représentation d’une Passion incarnée par une femme musulmane.

Ziyara de Simone Bitton. Copyright JHR Films.

Comme pour Simone Bitton, l’enfance revient à nous alors que la mort nous habite un peu plus souvent. C’est là, dans cette fragilité reconnue, que le film nous emporte. Car ce qui se joue n’est pas tant la réminiscence nostalgique d’un temps que l’appel à un amour que l’on sait perdu, mais qui nous est essentiel pour tenir encore debout. La cinéaste filme avec une grande douceur cette déchirure, à la mesure de la perte, afin de convoquer des scènes, mais aussi des paroles. 

La parole manquante, voilà tout le projet de ce film hanté. Sa langue française se déroule jusqu’à redevenir darija, l’arabe maghrébin, sans que nous nous en rendions vraiment compte. C’est aussi une des énigmes que le film revisite, ce qu’opère en chacun de nous un retour à quelque chose qui n’existe plus et qui fait pourtant advenir quelque chose que l’on pensait oublié. Ne serait-ce pas là tout ce que le cinéma, dès ses origines, permet et offre à l’humanité, un espace-temps ?