Le genre et son public

C’est un symbole : Parasite, de Bong Joon-Ho est la Palme d’or la plus populaire depuis Pulp Fiction, avec près d’un million et demi d’entrées en France. Et c’est un film « de genre ». Reconnaissance du public, des critiques : le cinéma « de genre » intéresse de plus en plus, bien au-delà des sphères spécialisées. Quel impact alors pour les festivals ?

Au Festival Européen du Film Fantastique de Strasbourg, cette année, plus de la moitié des films projetés avaient déjà un distributeur, c’est-à-dire une sortie salle prévue en France. Plusieurs d’entre eux avaient  déjà été  présentés au Festival de Cannes cette année (Little Joe, The Lighthouse…). Ainsi, le cinéma « de genre » – qui dépasse la stricte définition du cinéma fantastique – semble se défaire des préjugés d’un univers communautaire qui lui a longtemps collé à la peau.

En effet, il n’y a pas si longtemps, parler de cinéma « de genre » renvoyait à un archétype du cinéma de niche, boudé par la critique et les spectateurs non spécialisés. Un imaginaire construit notamment en opposition d’une cinéphilie plus noble, adoubée par les grands festivals. La cinéphilie « de genre » semblait alors une sous-section particulière  qui ne se confondait (mélangeait ?) pas avec les autres. À Rohmer, Truffaut ou Godard, ils substituaient volontiers leurs propres maîtres, Mario Bava (à qui  le FEFFS a consacré une rétrospective), George Romero ou Dario Argento, réalisateurs parfois considérés comme mineurs, voire de seconde zone, et chez qui il leur semblait voir un génie incompris. Ils ne lisaient pas les Cahiers du cinéma ou Positif, mais préféraient leurs magazines, Starfix, Mad Movies ou L’Écran fantastique – en fonction de la chapelle de prédilection (rien n’est plus communautaire qu’une communauté).

C’est dans cet héritage que sont nés les festivals de cinéma fantastique, premières manifestations  de cinéma dédiées à un genre cinématographique particulier (le Festival du Film Fantastique d’Avoriaz naît en 1973, tandis que le Festival du Film Policier de Cognac apparaît en 1982 et le Festival du Film de Comédie de l’Alpe d’Huez en 1997). Et c’est dans cette famille qu’est né le Festival du Film Fantastique de Strasbourg, porté par une association de « fans » de ce cinéma différent, bien décidés à partager leur passion.

 

Il faut dire que les temps ont changé

 

Aujourd’hui, comme les spectateurs, les grands festivals et les grandes revues ne boudent plus le cinéma « de genre ». Mais si le cinéma de genre a obtenu ses lettres de « noblesse », cesse-t-il d’être un cinéma « de niche » ? Et dans ce cas, quel avenir pour les festivals spécialisés, maintenant concurrencés sur leurs terrains par d’importants festivals ? « Il est vrai qu’aujourd’hui, chaque grand festival généraliste a sa section de « Midnight movies » (Toronto, Cannes, Locarno, etc.) et que les films qui y sont programmés étaient auparavant l’apanage des festivals spécialisés », note Daniel Cohen, directeur du Festival Européen du Film Fantastique de Strasbourg, mais il nuance. «  Des titres comme The Lighthouse ou Parasite sont des locomotives, mais il y a tous les autres derrière avec moins de budget, des castings moins prestigieux et qui sont des films qu’il faut défendre tout autant. C’est là aussi qu’est le rôle des festivals de films fantastiques ». Il s’agit donc, bien sûr, de donner à voir des films qui, sinon, seraient totalement invisibles, mais aussi de mettre en lumière d’autres œuvres, disponibles en salle ou en vidéo, mais parfois éclipsées des radars par une ou deux sorties dominant le genre.

C’est aussi l’occasion pour les distributeurs de découvrir ces films, et, s’ils convainquent, de leur garantir une carrière locale. « Tant que les producteurs et les distributeurs ne se cantonnent pas aux festivals de catégories A et comprennent que les festivals de films de genre contribuent à accompagner ces œuvres auprès du public, tout ira bien », souligne Daniel Cohen, rappelant le rôle nécessaire d’un écosystème de festivals pour avoir une programmation riche et variée de films en salle ou en vidéo. Une analyse que confirme Nathan Fischer, fondateur de Stray Dogs, société de vente et de distribution spécialisée en films « radicalement modernes ou hors normes » et distributeur de deux films présentés au FEFFS (Koko-di Koko-da de Johannes Nyholm et Domestique d’Adam Sedlak) : « Un film comme Parasite, c’est l’exception qui confirme la règle ». Le distributeur reconnaît néanmoins une appétence nouvelle pour le cinéma « de genre » parmi le grand public, liée aux nouvelles habitudes de consommation de films. « Les plates-formes SVOD ont non seulement changé les modes de consommation du public, mais ont aussi fait évoluer ses goûts, pour le meilleur comme pour le pire », précise Nathan Fischer. « En tout cas, je pense que les plus curieux vont être plus ouverts aux contenus originaux qu’ils ne l’étaient avant, et moins friands d’un Art et Essai trop classique ». Mais le cinéma, qui selon son modèle économique et son histoire se vit d’abord en salle, ne se contentera pas des choix de certaines plates-formes. C’est aujourd’hui tout aussi vrai pour le cinéma « de genre », qui autrefois faisait souvent exception (de nombreux films « de genre » sortaient directement en vidéo, en raison de ce public de niche. Mais puisqu’il est maintenant légitimité comme un cinéma « aussi bien que les autres », il est potentiellement soumis aux mêmes exigences de sortie. Aussi, le travail de distribution de ces films en salle reste primordial. Et c’est là que le bât blesse, pour Nathan Fischer : « Le vrai enjeu aujourd’hui, dans un marché en salle qui suffoque et panique, est d’assurer un renouvellement des talents pour que les films continuent d’être intéressants dans dix ans », explique le distributeur. « Or le marché est très court-termiste, et la prise de risque artistique des salles, notamment des UGC ou MK2 à Paris, prête plutôt à sourire, ou à pleurer. ».

Mais quoi de mieux pour diminuer la prise de risque que de tester le film avant, tout en lui créant une réputation. Et pour cela, rien ne pourra remplacer les festivals de cinéma spécialisés, prêts à programmer des œuvres dont le potentiel n’est pas évident, dont la radicalité pourrait effrayer certains grands festivals. C’est cette radicalité, cette bizarrerie parfois, qui attire le spectateur vers ces festivals s en particulier. Alors, bien sûr, le FEFFS a souvent récompensé des films déjà projetés dans de grands festivals, et cette année, le grand gagnant, In Fabric de Peter Strickland, a pu être vu au Festival de Toronto. Mais sans les festivals spécialisés, où aurait-on pu voir de petits chefs-d’œuvre injustement oubliés comme Kiss of the Damned d’Alexandra Cassavettes (Octopus d’Or 2013) ou K-Shop de Dan Pringle (FEFFS 2016) ? Ceux qui les ont vus en festival s’en souviennent, mais, faute d’une sortie salle, leur nom n’est pas resté. Ils sont peut être arrivés trop tôt. Le public, le marché, n’étaient pas prêts. Le cinéma de genre  était encore trop « communautaire ». Bien sûr, on aurait tort de croire qu’aujourd’hui tout a changé, et certaines déceptions récentes du box-office en témoignent (les 20.000 entrées de La nuit a dévoré le monde de Dominique Rocher et les 39.000 de Revenge de Coralie Fargeat en 2018 en témoignent). On peut donc comprendre la frilosité de certains exploitants. Mais le risque est peut-être un peu moins conséquent aujourd’hui. Et il peut en valoir la chandelle.