Ces visages-là

Conversation avec Anne Fontaine, réalisatrice, et Lou de Laâge, comédienne

C’est une histoire forte du point de vue dramaturgique, avérée historiquement et peu connue : celle de religieuses polonaises victimes du viol de soldats russes, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, qui se sont retrouvées enceintes et contraintes de vivre une grossesse dans le secret du couvent. Anne Fontaine s’en est inspirée pour nourrir le scénario de son nouveau film, Les Innocentes, où elle filme avec élégance la rencontre entre une jeune interne de la Croix-Rouge française, interprétée par Lou de Laâge, et ces femmes aux corps changeants et camouflés sous l’habit.

Rencontre un matin de janvier, sur les bords de l’Ill à Strasbourg, avec Anne Fontaine et sa jeune comédienne au visage gracile, Lou de Laâge.


 

Écoutez le synopsis du film lu par Lou de Laâge et Anne Fontaine.
Les Innocentes est un film de visages : il y a ceux, omniprésents, des religieuses voilées, cadres dans le cadre, et celui de Mathilde, encadré par sa coiffure structurée…

Anne Fontaine : Oui, le visage de Mathilde est comme vierge, d’une certaine façon. Elle vient d’entamer cette mission de la Croix-Rouge française en Pologne, elle a dû découvrir de plein fouet les horreurs de la guerre et elle est saisie par la rencontre avec ce couvent et ces sœurs qui sont dans une situation extrême de doute et de traumatisme. Le visage de ce médecin va petit à petit s’imprégner de cette histoire. Au départ, elle est assez froide et rationaliste et progressivement, elle va prendre en elle de ce mystère de ces femmes qui prient, chantent et gardent l’espérance. C’est vrai que c’est un film où les visages et les cadres de ces visages sont fondamentaux, car c’est quelque chose de l’ordre de l’indicible qui est derrière la peau. On a travaillé sur le grain de peau, sur la transparence.

Et puis il y a ces corps camouflés derrière ces habits de religieuses. Chez vous, dont le cinéma place souvent le corps en son centre, c’est d’autant plus intrigant…

Anne Fontaine : C’est une histoire qui parle du corps, de l’impossibilité de le montrer et de donner la vie. C’était passionnant à composer, comme des tableaux picturaux et comme l’endroit où tout se vit : les questions, la frayeur, l’amour, l’espérance. C’est vraiment un film de gros plans.

Qu’est-ce cela induisait sur le plan du jeu, Lou ?

Lou de Laâge : C’est de toute façon la base de notre métier d’acteur que d’essayer d’offrir une émotion qui peut se traduire par la situation, de sorte que nous n’avons qu’à être poreux à ce qui se passe, et après, c’est la caméra et la lumière qui vont mettre en valeur cette émotion. Là, avec le travail d’Anne et celui de la chef-opératrice Caroline Champetier, on était dans quelque chose d’extrêmement sobre et épuré. On n’avait pas de maquillage. Je trouve ça très intéressant, parce que parfois le maquillage nous camoufle sous les coups de pinceaux. On avait les traces de la fatigue du travail qui se lisait et on pouvait jouer avec ça, se laisser regarder pour essayer de transmettre une émotion, du sensible.

Que diriez-vous du visage de Lou, Anne ?

Anne Fontaine : J’y vois de la grâce. J’ai beaucoup réfléchi au visage de Lou par rapport à ce sujet. Elle a quelque chose dans le visage, une structure qui fait penser à un tableau. Je pensais que ce visage apporterait de la lumière aux sœurs. Il y a de la candeur aussi et quelque chose de spirituel.

Il y a cette très belle scène, au début du film, où Mathilde/Lou regarde, à travers la vitre d’une fenêtre, la sœur prier dans la cour de l’hôpital, sous la neige…

Anne Fontaine : Dans ce regard, il devait y avoir la stupéfaction, l’interrogation, puis le saisissement, la décision, le basculement. Ce regard change toute l’histoire. Il s’agissait de photographier ce visage, d’être dans ce moment-là pour l’actrice, et de trouver le bon emplacement de la caméra pour saisir le mystère de ce moment. La caméra et la lumière agrandissent l’impact du regard. C’est ça le cinéma, il s’agit d’interpréter quelque chose.

L’emplacement de la caméra pour cette séquence était une évidence pour vous ou vous fallait-il chercher ?

Anne Fontaine : Ce n’est jamais une évidence. Ce qui est évident, c’est de savoir ce qu’on cherche comme sentiment et comme impact. Mais après, le cinéma est un art de compromis, la fenêtre n’est pas celle que vous imaginiez, etc.

Lou, vous vous souvenez de cette séquence ?

Lou de Laâge : Très bien. C’était très simple, il y avait juste à se laisser traverser pour raconter. Je regardais le vide, la nature, car il n’y avait pas la sœur en contrechamp. C’est un moment de connexion entre la caméra et l’histoire que je me racontais intérieurement. C’est aussi la grande force de Caroline Champetier, qui parvient à saisir ce qu’on essaye de donner. C’est un mélange d’humain et de technique qui permet d’obtenir le sentiment.

Parmi les motifs du film, il y a les mains, très présentes…

Anne Fontaine : Oui, il y a les mains qui rassurent, celles qui travaillent le ventre. C’est aussi le symbole de la main tendue. La solidarité passe par des gestes, des gestes qui réparent.

Assez paradoxalement, alors que cette histoire est douloureuse, il me semble que le film tend à chaque instant vers l’harmonie, dans son travail de la lumière, du cadre, du son… C’est quelque chose de plus en plus présent dans vos films, d’une manière générale.

Anne Fontaine : Je parlerais de douceur. Je pense que cela vient de la façon de cadrer et de prendre les choses dans leur mystère et dans leur partie non visible des êtres. En tout cas, c’est ce que je recherche de plus en plus dans la façon de filmer. A fortiori avec une histoire comme ça, où il s’agissait de ne jamais être unidimensionnel sur les personnages. Je voulais qu’on sente, même de manière inconsciente, qu’il y avait dans cette histoire une possibilité de sortie vers la lumière. C’est quelque chose de mon propre goût : je suis sensible à ce que la beauté transcende la violence. Même dans la souffrance ici, il y a de la beauté. Ce doit être mon côté mystique qui s’exprime !

L’outrage est souvent au centre de vos histoires. C’est particulièrement le cas dans ce film. Et, comme toujours dans votre cinéma, il y a une absence totale de jugement sur la situation…

Anne Fontaine : Je ne suis pas moralisatrice et je ne condamne aucun de mes personnages, même ceux qui font le mal d’une certaine façon. C’est une autre manière d’insuffler de l’énergie, de la vitalité, de l’élégance. Je pense que filmer avec une certaine élégance donne de l’air aux personnages et au spectateur, qui n’est, par conséquent, pas captif du film, mais libre d’y trouver sa place. Je pense que le spectateur doit se raconter sa propre histoire à partir de cette histoire. L’harmonie est quelque chose d’ouvert : c’est la transcendance qui dépasse le jugement moral.

Vincent Macaigne, dans ce rôle de médecin de la Croix-Rouge, apporte au film une fraîcheur, une liberté de ton, celle qui le caractérise, lui, le représentant du jeune cinéma français…

Anne Fontaine : Oui, là, il est stylisé par le rôle lui-même. C’était un pari de le déplacer. Je lui ai fait faire des essais et j’avais le sentiment qu’il apporterait de la fantaisie, de l’originalité à ce personnage. Il me plaisait dans ses rôles dégingandés, mais là, c’était un pari qu’il se tienne droit, qu’il ait les cheveux et la barbe coupés, et qu’il garde avec lui l’univers singulier qui est le sien et qu’il amène avec lui. Avec Lou, je trouvais qu’il formait un couple atypique et inédit. Dans ce contexte-là, il était salutaire d’avoir des poches de drôlerie. C’est toujours très intéressant, les acteurs qui sont des natures et qui sont cadrés par un rôle.

Les voix de vos comédiens créent un contraste très musical : il y a la tessiture grave de Lou, le parler volatil de Vincent Macaigne, les accents polonais…

Anne Fontaine : La voix de Lou est assez inattendue par rapport à son physique. Il y a de la gravité dans sa voix. Celle de Vincent Macaigne est à la fois voilée et féminine. Elle est assez spéciale, comme si elle n’était pas complètement sortie. Elle est perchée. L’équilibre des voix, c’est quelque chose de passionnant. Vincent, je lui ai fait pas mal retravailler des passages en post-synchro, car il parle à toute vitesse et on ne comprend pas tout, mais en même temps, il offre quelque chose de fulgurant. Lou, on a aussi travaillé des intentions, les « oui », les « non », des choses très subtiles. La voix, c’est la direction d’un personnage. Agata Buzek, qui joue Sœur Maria et qui est polonaise, a travaillé ses dialogues en français tous les jours avec Lou. Agata Kulesza, qui joue la Mère Supérieure, ne parlait pas un mot de français et a travaillé ses dialogues de façon complètement musicale. Il y avait une interaction entre toutes les voix qui était assez étonnante. Moi-même, je percevais le polonais comme une langue musicale.

Lou de Laâge : C’est une langue très riche, dotée de beaucoup de sonorités.

Comment avez-vous travaillé le son du film ?

Anne Fontaine : On a travaillé les sons emblématiques de ce que vivent ces sœurs et ce médecin. Par exemple, quand la sœur transgresse les règles du convent, au début, pour aller chercher un médecin, je trouvais très beau d’entendre le souffle du vent, sa respiration et les bruits des pieds sur la neige. Ces sons racontaient la difficulté de traverser une forêt en plein hiver. Quand on est dans un endroit de contemplation, tous les sons ont un sens : la cloche, les pas vers l’office, les chants qui permettent de surmonter la situation ensemble et de donner un sens à ce qu’on vit avec ferveur. Je n’ai mis de la musique que lorsqu’elle me semblait essentielle, mais assez peu.

Êtes-vous sensible au cinéma de Robert Bresson ?

Anne Fontaine : Plus que sensible, j’adore ! Pour ce film, j’ai montré Les Anges du péché à ma chef-opératrice. J’aime beaucoup Les Dames du Bois de Boulogne et Pickpocket. J’avais aussi pour référence Thérèse d’Alain Cavalier, pour la lumière et son sens du mystère dans la façon de filmer les visages.