Mères et fils

Anne Fontaine, réalisatrice

D’Anne Fontaine et de son cinéma (Nettoyage à sec, Entre ses mains, Mon pire cauchemar…), on connaît le goût du dérapage et l’extrême sophistication. Celle qui légitime l’outrage et fait le lit de son déploiement. Dans Perfect Mothers qu’elle adapte d’une nouvelle de Doris Lessing, Anne Fontaine place deux mères éprises du fils de l’autre sous le soleil australien, et transcende l’amoralisme de son sujet avec douceur et sérénité.


 

Malgré son sujet hautement amoral, Perfect Mothers semble être votre film le plus apaisé...

Je suis d’accord. C’est une histoire bien sûr transgressive, mais qui a quelque chose de naturel dans sa façon d’aborder cette transgression. Peut-être parce que l’origine de cette histoire d’amour inouïe est anglo-saxonne, parce que dans la nouvelle, il y avait ce ton quasi surnaturel, cette forme d’humour qui cohabite avec une charge émotionnelle profonde. Le film rejoint, bien sûr, des thèmes qui m’intéressent et que j’ai déjà abordés autrement. Le fait que cela se passe au bout du monde, qu’il s’agisse d’un éden qu’on ne veut pas perdre… Est-ce tout cela qui m’a apaisée ? Je ne suis pas toujours consciente des raisons pour lesquelles je choisis un sujet, mais là j’ai senti que c’était un sujet naturel pour moi.

C’est aussi la première fois que vous quittez les clivages sociaux et la triangulation pour une orchestration symétrique à quatre personnages d’un même milieu…

Oui, c’est inédit, le quatuor chez moi. C’est effectivement symétrique, mais c’est intrinsèquement instable et éphémère. C’est la première fois que je filme un effet de miroir réfléchissant. Il y a ces deux femmes qui ont ce rapport fusionnel, qui étendent leur relation quasi amoureuse à leurs fils qui, eux-mêmes, ont été élevés ensemble comme deux frères. Mais ces rapports semi-incestueux m’ont semblé assez naturels.

Après avoir filmé des personnages placés en situation de déséquilibre, la recherche d’une harmonie, aussi fragile soit-elle, vous tentait-elle ?

Oui, dans la sensualité notamment, dans le rapport au beau qui est intrinsèque au sujet. Il y avait quelque chose sur l’élégance, sur l’absence de méfiance. La fracture vient en-dessous, bien sûr, il y a une lutte intérieure chez ces deux femmes, mais l’idée était d’aller vers les choses et ne pas lutter contre. De ne rien installer d’un point de vue moral. Ma rencontre avec l’auteur, Doris Lessing, qui a écrit cette nouvelle à l’âge de 85 ans, y était aussi pour beaucoup. Sa liberté, son côté politiquement très incorrect sont très surprenants. Elle avait passé une nuit avec un garçon qui lui avait raconté cette histoire vécue.Son appétit, sa volonté d’être à la place des personnages étaient perceptibles dans son récit et j’ai voulu en rendre compte dans le film.

Moi, ce qui m’a surtout plu, c’est d’aller vers quelque chose de sensuel, d’inscrit dans la nature, entre l’eau et la terre. La sensualité de ce sujet passe aussi par le fait d’être allongé sur une plage, sur un ponton… La nature importait beaucoup, c’est aussi l’une des raisons pour lesquelles je n’ai pas voulu tourner ce film en France. Il me fallait un monde à part, un paradis qu’on a peur de perdre.

Ce qui vous autorisait aussi à ne pas vous attarder sur les instants de conflits, de passer outre la verbalisation psychologique ?

Le spectateur sent, je pense, ce que signifie une situation pareille. Et par ailleurs, travailler avec un scénariste anglosaxon comme Christopher Hampton permettait de garder à l’esprit l’aspect un peu surnaturel du sujet. J’étais contre l’idée qu’on alourdisse le récit avec des explications psychologiques, je voulais garder cette légèreté, malgré le poids d’une histoire inhabituelle d’un point de vue affectif.

N’est-ce pas aussi la première fois que vous êtes subjuguée par la beauté de vos actrices ?

C’est la première fois que je sens que le corps de la femme est au centre de mon sujet. Il est question de vieillissement, de rapports éphémères. Il était donc extrêmement important pour moi que ces deux actrices aient quelque chose de très gracieux. C’est le sujet qui m’a conduite.

Ce sujet, vous ne le choisissez pas par hasard aujourd’hui…

Non, je ne l’aurais pas fait il y a 4-5 ans. On fait aussi un film contre un autre. J’étais sortie d’une comédie légère assez frontale avec Isabelle Huppert et Benoît Poelvoorde. C’est chimique, un sujet, vous savez. Ça vous happe. Je ne me suis évidemment pas dit que j’allais monter ce film à l’étranger, mais c’est à travers le regard d’une actrice, Naomi Watts, que j’ai cru dans le sujet. Elle avait vu Coco avant Chanel, elle m’a fait confiance. Et c’est aussi cela qui m’a portée.

Même si le mot vous va mal, peut-on déceler une part d’émerveillement dans la façon dont vous avez cheminé vers ce projet ?

Je ne suis, en effet, pas dans l’émerveillement, mais dans la libération, oui. Je sentais que quelque chose se libérait dans le fait d’être à l’étranger et de ne pas pouvoir tout contrôler. Je devais accepter parfois de ne rien comprendre à ce qu’on me disait et d’éprouver un plaisir à être perdue, à être dynamitée. J’ai aimé cette sensation qui peut faire très peur et tourner au désastre, mais je sentais mon sujet de l’intérieur. Le fait d’être étrangère me donnait une liberté supplémentaire.

Vous qui êtes connue pour guider très précisément vos acteurs, voire pour en façonner certains, vous êtes-vous laissé surprendre avec ces comédiennes d’une autre culture ?

Oui, mais c’était très différent avec l’une et l’autre. Avec Naomi Watts, j’ai eu un lien profond, intellectuel, sensible. Ce lien qu’on a tissé ensemble a été fondamental. On s’est vues à chaque fois que j’allais aux Etats-Unis, et elle est arrivée archi-préparée, dans une exactitude par rapport à son rôle très impressionnante. J’ai eu une affinité élective très forte avec elle, et c’est quelque chose que j’ai découvert au fur et à mesure. Cette complicité n’arrive pas à chaque fois, et avec une actrice, ça ne m’était peut-être jamais arrivé à ce point. Robin Wright, elle, je la guidais davantage. Elle a joué beaucoup de rôles de femmes vulnérables et fragiles, mais moi, je la voyais solaire avec son sourire éclatant. Je l’ai donc guidée en lui répétant chaque jour ou presque : « No melancholy ! ». Je voulais absolument qu’elle n’exprime pas ce qui allait de toute façon se dérouler à leur insu. Elle, je l’ai beaucoup façonnée, comme vous dites. J’étais amoureuse des deux. C’est aussi la première fois que j’approfondis à ce point des personnages féminins.

Quel est votre rapport à la mélancolie ?

Ne pas être mélancolique, c’est être fou furieux. Moi, j’essaie de laisser la mélancolie venir, mais d’être plus organique dans mes sujets. Que ce soit dans le drame, comme dans la comédie, je pense que lorsque la vitalité, l’énergie des personnages et des situations s’arrêtent, on met en valeur la chimère qui consiste à essayer de construire des vies normales.