On avait découvert son beau regard frondeur en 1989, quand elle était adolescente, dans Bouge pas, meurs et ressuscite de Vitali Kanevski. La comédienne russe Dinara Droukarova a, depuis, navigué avec grâce dans les univers de cinéastes passionnants, de Julie Bertuccelli (Depuis qu’Otar est parti…) à Arnaud Desplechin (Trois souvenirs de ma jeunesse) en passant par Léa Fehner (Qu’un seul tienne et les autres suivront) ou Michael Haneke (Amour). Récemment, elle est apparue dans la saison 4 du Bureau des légendes sous les traits d’une impitoyable agent russe.
Aujourd’hui, Dinara Droukarova franchit un cap dans sa carrière : elle vient de remporter, avec quatre autres lauréats – Emmanuelle Devos, Thomas Salvador, Florent Gouëlou et Léonor Serraille – l’Aide à la Création de la Fondation Gan pour le Cinéma. Un prix prestigieux qui récompense des projets de longs-métrages de fiction (premiers et seconds films), sélectionnés sous la forme de scénario. Cette année, le jury de l’Aide à la Création était présidé par la cinéaste Raja Amari, marraine 2020 et lauréate 2001 pour Satin rouge. Cette dotation (de 53 000 € par projet, soit 3000 € pour le réalisateur et 50 000 € pour le producteur) est une belle rampe de lancement et un encouragement certain pour ces jeunes cinéastes. L’occasion pour BANDE À PART de converser avec Dinara Droukarova et de lui proposer de suivre son projet, étape par étape. Voici donc le premier épisode de nos échanges !
Il est arrivé au bon moment. C’est un soutien formidable ! Pour la petite histoire : je n’ai pas été retenue tout de suite et c’est tant mieux, car cela m’a permis de retravailler mon scénario et de parvenir à une version bien plus fuselée. C’est un soutien financier, et c’est un prix prestigieux. Je suis enchantée !
J’ai lu ce roman lors de sa parution en 2016 et je le porte dans mon cœur depuis. Tout mon être est concentré dessus ! À l’époque, j’avais écrit un court-métrage. Mon producteur russe m’a dit qu’il allait m’aider à réaliser ce film, mais à condition que j’aie un projet de long-métrage à tourner ensuite. Dans l’avion qui me ramenait de la Russie vers Paris, je suis tombée sur un portrait de Catherine Poulain dans Libération. La photo qui l’accompagnait m’a saisie : je suis restée comme hypnotisée par son visage ; son regard couleur tilleul vous transperce l’âme. Un dialogue muet s’est créé ainsi entre elle et moi tandis que je regardais son portrait. J’ai trouvé l’article intéressant et j’ai acheté Le Grand Marin en arrivant à Paris. Dès les premières pages, les images me sont apparues et j’ai su instantanément que je tenais mon film entre les mains.
C’est exactement ça et c’est une sensation très étrange. Ce que décrit Catherine Poulain, pour moi, c’est le portrait de beaucoup de femmes. Ces décisions qu’on prend, ces épreuves qu’on traverse au milieu d’hommes… j’y ai vu une métaphore. Ce qui est passionnant dans ce roman, c’est que ce personnage n’est une victime à aucun moment : elle choisit sa vie. Elle décrit des relations très justes entre les hommes et les femmes. Elle parle très bien des limites que nous imposent la culture, la religion, la société et que nous devons dépasser pour nous réaliser. Je me suis beaucoup retrouvée dans cette histoire de quête de liberté. Cela raconte qu’il faut aussi affronter ses propres limites intérieures, sauter dans le vide parfois et se laisser porter par le vent pour faire pousser ses ailes. Cette histoire questionne la notion de limite ; c’est une quête de sens aussi.
La mer, dans ce film, est un des personnages principaux. C’est la nature, mais c’est aussi le retour vers un état originel. Quand je suis allée faire des stages en mer pour écrire ce scénario, je me suis confrontée à cela. Quelque chose de profond s’est révélé. En mer, on apprend qui on est, de quoi on est fait et quelles sont nos limites. C’est incroyable. J’ai fait plusieurs sorties en bateau, dont une qui a duré une semaine. Ce fut la totale : j’ai eu le mal de mer, nous avons traversé une tempête. J’étais enfoncée dans ma couchette dans la cale à me demander ce que je faisais là… Beaucoup de peurs sont remontées à la surface, d’autant plus que dans la cale, on voit mal, et les ombres des hommes que j’apercevais m’angoissaient… Quelle expérience ! Je me souviens m’être dit que j’étais prête à mourir ! J’ai mis à l’épreuve le désir de faire ce film, mais une fois revenue à terre, j’étais heureuse d’avoir vécu tout cela. Cette sensation extrême qu’on éprouve dans la mer devient une sorte de drogue ensuite : on ne peut plus s’en passer. La vie en mer, c’est trash et sublime à la fois, énigmatique et hypnotisant.
C’est une histoire de fou. Ce livre est un best-seller. Je l’ai lu à un moment très compliqué de ma vie personnelle. J’ai appelé les Éditions de l’Oliver pour savoir si les droits étaient libres. On m’a répondu que j’étais la cinquième personne intéressée qui appelait et l’on m’a exhortée à envoyer mon dossier ; une réponse me serait donnée à la rentrée suivante. J’ai raconté tout cela à mon amie Julie Gayet, qui est comme une sœur pour moi, et lui ai demandé de m’aider pour cette demande de droits. Elle m’a répondu que, non seulement elle m’aiderait en venant au rendez-vous chez l’éditeur, mais qu’elle était partante pour acheter les droits du livre et pour produire mon film ! Nous sommes allées à ce rendez-vous, tout s’est bien passé, puis je suis restée sans réponse de l’éditeur pendant deux mois. Je trépignais ! J’ai alors décidé de contacter Catherine Poulain. Je lui ai écrit et elle m’a répondu en m’invitant à venir la rencontrer chez elle à Bordeaux. J’ai pris ma voiture le soir-même. Je jouais au théâtre à cette époque, j’ai roulé de nuit après la représentation et j’ai passé une journée avec elle. En la quittant, j’ai pris ses mains dans les miennes. Elle a des mains impressionnantes – il lui manque, d’ailleurs, une phalange qu’une ancre de bateau lui a arrachée – et lui ai exprimé à quel point j’avais été touchée par cette rencontre. Deux jours plus tard, l’éditeur me faisait savoir que Catherine Poulain m’accordait les droits du Grand Marin pour mon film.
Je l’ai contactée dans ce but et elle m’a dit : « Dinara, j’ai écrit mon livre ; toi, tu vas faire ton film. J’ai vu ton court-métrage et je peux t’assurer que tu vas faire TON Grand Marin ». Nous sommes devenues des amies proches. Chaque échange est intense avec elle et me nourrit beaucoup. Catherine a apporté un changement radical dans ma vie. C’est une rencontre déterminante.
Tous mes sens sont en éveil ! Je suis immergée dans des sons, des peintures, des images… Je suis en train de devenir une spécialiste des films tournés en mer ! J’ai regardé Fidélio, l’odyssée d’Alice, Leviathan et beaucoup d’autres. Mais les films les plus passionnants que j’ai vus sont des films amateurs, tournés par des pêcheurs. Je me nourris de tout cela, mais en veillant à ne pas me laisser influencer. Je veux conserver mon regard à moi. Je suis aussi très bien entourée, notamment par mon chef-opérateur, Timo Salminen, qui a beaucoup tourné avec Aki Kaurismäki et avec lequel j’ai tourné mon court-métrage Ma branche toute fine. Quand bien même ce court et Grand Marin n’ont rien à voir dans leurs sujets, il y aura une continuité. J’espère faire naître une émotion, une poésie de l’image. De la même manière que je me suis beaucoup retrouvée dans le personnage de Lili dans le roman de Catherine Poulain, j’espère que les spectateurs de mon film feront un voyage cinématographique et métaphysique. J’ai à cœur que cette histoire connecte le spectateur à des choses enfouies en lui.
Absolument. Je suis connectée à mon intuition. C’était la même chose pour mon court-métrage : je sentais que je devais le faire, et j’avançais avec cette force intérieure qui me guidait. Ce processus à l’œuvre m’apaise. Il y a aussi beaucoup de magie qui opère avec ce projet : les gens qui viennent à moi n’arrivent pas par hasard ; des connexions profondes se nouent et c’est très stimulant.
Ça aussi, c’est incroyable. Julie Gayet m’a donc accompagnée dans l’écriture du scénario et dans le développement du projet. Puis nous avons cherché un coproducteur. Les noms de Marianne et Carine Leblanc, que je connaissais, me sont venus. Elles ont lu le scénario et m’ont dit : « On y va ! ». C’est donc très rassurant pour moi d’être entourée de femmes comme Julie, Marianne et Carine.
J’avais des vues au Québec, mais Marianne m’a proposé de tourner en Islande, qui est une terre de pêcheurs. Avec la crise sanitaire, je n’ai pas encore pu faire de repérages, mais je passe beaucoup de temps sur internet à regarder des paysages islandais, et je pense que ce sera l’endroit idéal pour tourner ce film.
Je fais du cinéma depuis l’âge de dix ans. J’ai toujours éprouvé le sentiment de ne pas être à ma place en tant qu’actrice. Je pense que toutes ces années à jouer m’ont menée à devenir réalisatrice. J’ai beaucoup appris en observant les réalisateurs avec lesquels j’ai tourné. Cela a été ma formation. Une longue formation !
Oui ! Mon film sera très sonore. Bien sûr qu’il y a les images, mais le son, c’est lui qui entre dans notre inconscient et suscite l’émotion. J’y réfléchis beaucoup. J’aime aussi que la parole soit rare au cinéma. J’ai le visage de mes comédiens en tête, leurs voix, mais aussi le son de la mer, des moteurs, du bateau. C’est ce que j’ai observé quand j’étais en mer : on entend les cris des pêcheurs sans distinguer leurs paroles. Mon scénario est encore un peu littéraire, mais je vais l’élaguer. Je le peaufine actuellement, et notamment son histoire d’amour.