Christine Marcy-Covo

La Générale, ce pourrait être elle !

Christine Marcy-Covo, professeur de SVT de La Générale, formidable documentaire de Valentine Varela (lire ici notre chant d’amour), est un vrai personnage de cinéma. Mais aussi dans la vie, où elle est parfaitement raccord !

On la rencontre, déjà attablée quelques minutes avant l’heure du rendez-vous, dans ce café de la rue Vavin, à quelques pas de chez elle et du lycée général et technologique Émile Dubois. Christine Marcy-Covo, port altier, cheveux blonds au carré, gros collier et verbe haut, vous accueille, avec ce mélange de chaleur et de fermeté qui frappe quand elle dirige sa classe de seconde sous l’œil de la caméra de Valentine Varela.

La conversation démarre au quart de tour, le film a été tourné il y a quatre ans, et Madame Marcy-Corvo est retraitée depuis ce temps-là, La Générale suivant la dernière année scolaire de sa carrière. Elle semble toujours aussi concernée, évoque ses anciens élèves, avec lesquels elle échange toujours, de visu ou par téléphone. On sent que ça lui tient à cœur. Pas totalement rassurée sur le sort de certains, elle s’emporte et nous embarque dans son tourbillon.

L’état des lieux du lycée et des élèves que montre La Générale est assez inquiétant …

Eh oui. C’est la réalité : le gros gros gros souci dans l’Éducation nationale, c’est qu’on pousse les élèves. Même avec des résultats catastrophiques, on fait passer tout le monde, car il y en a d’autres qui arrivent derrière. Alors, on pousse, on pousse, sauf qu’on pousse des gens qui ne touchent plus terre… et à un moment donné, ils s’écroulent. Il n’y a pas de mystère, et comme le système est, à mon avis, super mal fait, ça ne risque pas de s’arranger.

Lorsque les élèves arrivent en seconde, on leur fait passer un test national sur la compréhension de l’écrit et le calcul. Et au lycée Émile Dubois, on en avait plus de cinquante pour cent qui n’étaient pas au niveau… Car ce test enregistre un constat, sans proposer de solutions derrière. À Émile Dubois, nous avions la chance d’avoir des classes à 24 élèves – ce qui est peu par rapport à la norme, qui est plutôt de 30. Mais du coup, on n’était pas dédoublés : on avait tout le temps les 24 enfants… Malgré ça, les 24 – enfin 18 en réalité, car le taux d’absentéisme était absolument dément – n’avançaient pas… Parce que c’est trop compliqué…

Comment simplifier, alors ?

Personnellement je serais pour un enseignement qui, à partir de la troisième, aurait un tronc commun le matin avec pour objectif : apprendre à écrire, lire, réfléchir, compter et parler anglais. On n’est pas obligé de ne faire que du français, on peut leur donner un texte d’histoire, de physique, de SVT, et y pointer les informations qui leur permettront de répondre aux questions posées. Et puis l’après-midi, il y aurait des options : menuiserie et philo, maçonnerie et physique, mathématiques, que sais-je ?…

Parce qu’en France, on est en dévalorisation totale des bacs professionnels, et quand les parents voient que leur enfant est orienté de cette façon, ils font barrage. Donc les élèves se retrouvent en seconde générale, où ça ne va pas. Et ils se plantent.

Tronc commun le matin, options l’après midi, vous pensez que c’est applicable ?

D’abord, il y aurait des problèmes de lobbying, parce que certains profs perdraient des heures. Ensuite, il y aurait un problème réel d’organisation. Mais si, dans un premier temps, on pouvait envisager que quelqu’un qui passe en bac professionnel fasse la même chose que les autres le matin, ce serait déjà beaucoup. Ça changerait la vision du bac professionnel. Ensuite, si la bourse était trois fois supérieure à la bourse donnée quand vous allez en filière générale, croyez-moi, les candidats seraient là ! Et ça, c’est très faisable.

Voyez-vous une différence avec l’époque où vous avez débuté comme enseignante, dans les années 1980 ?

J’ai eu une carrière un peu spéciale : j’ai commencé par l’Éducation nationale pendant six ans, puis j’ai travaillé pour la télévision, et je suis partie onze ans avec Médecins sans frontières avant de revenir à l’Éducation nationale. Ça m’a permis de voir autre chose… d’ailleurs, ça, c’est un autre problème des profs : ils ne sortent jamais de l’école ! Ils y rentrent à 3 ans et en ressortent à 62 ans !

Oui, bien sûr qu’il y a des différences, parce qu’à l’époque il y avait beaucoup plus d’élèves qui passaient en CAP ou en bac professionnel. Pensez donc qu’actuellement Émile Dubois est un lycée non sectorisé, un lycée ghetto, où la plupart des élèves sont nés de parents issus de l’immigration. Beaucoup des parents sont démissionnaires, pas volontairement, mais parce qu’ils ne peuvent pas aider leur enfant, ou n’en ont pas le temps. Si vous comparez avec le lycée Montaigne, qui est à un quart d’heure à pied du lycée Émile Dubois, c’est très différent. Maureen – la professeur de français dans La Générale, ndlr – est maintenant prof à Montaigne, elle me dit que c’est le jour et la nuit. Elle a des classes de 35 élèves, certes, mais il n’y en a pas un qui bouge une oreille. Elle a 4 parents délégués pour sa classe de seconde ; nous, on en avait 5 pour l’ensemble des classes. Ça change tout. Mais à Émile Dubois, ils avaient la sensation que le lycée était un peu leur maison. Même si on les engueule, ils se sentent dans un cocon de bienveillance. Ce sont des gamins qui sont en proie au racisme toute la journée dans la rue, mais au lycée, jamais ils n’ont essuyé une remarque raciste.

Copyright Nour Films
Valentine Varela vous connaissait-elle avant d’envisager de tourner ce documentaire ?

On faisait de la gym ensemble ! On discutait beaucoup, je lui racontais mes histoires. Et quand elle a appris que je faisais ma dernière rentrée scolaire en 2018-2019, elle a voulu tourner son documentaire.

Vous aviez ce désir, via ce film, de transmettre votre expérience ?

Oui. Raconter la réalité des choses. Dire à quel point ce travail est essentiel et éreintant. Dire combien ces élèves ont besoin aussi d’être encadrés… Ce sont des petits animaux tout fous, pour la plupart, ils ne sont pas encadrés, il n’y a aucun contrôle, ils font ce qu’ils veulent, ils se couchent à l’heure qu’ils veulent, ils se lèvent à l’heure qu’ils veulent.

Quand Valentine vous propose le film, ça veut dire convaincre tout le lycée ?

D’abord la proviseure. Ça, ça a été facile parce que je lui ai montré le beau documentaire de Valentine Varela, La Casa, qui est très émouvant. Je savais que ça la toucherait. Ensuite, elle a demandé l’autorisation au rectorat. Et voilà. Au début, Valentine voulait faire le film sur moi, mais dès qu’elle a un peu navigué dans le lycée, elle s’est très vite aperçue qu’il y avait beaucoup à faire. Elle a vu que j’étais avec une bande de potes épatants, très très proches : Maureen, Manu et Catherine… Elle a constaté à quel point on était soudés : on avait demandé à être tous les quatre professeur principal pour chaque classe de seconde, afin d’être ensemble et d’en faire encore plus.

Puis Valentine s’est focalisée sur les classes de seconde, parce que, contrairement à ceux de première et de terminale, les élèves de seconde oublient très facilement et complètement la caméra. Parce qu’ils sont moins conscients, ils sont petits en seconde, ils ont quinze ans – bon, il y en a qui ont dix-sept ans, mais ils sont censés avoir quinze ans ! -, ce sont encore des bébés.

Ce n’est pas évident d’exercer son métier toute une année sous l’œil d’une caméra ?

Peut-être, mais d’abord ça nous change, et puis, la caméra, on l’oublie ! Elle était souvent là, parfois au milieu de nous, il y avait des moments où je disais à Yoann, le chef-opérateur : de l’air, je n’arrive même plus à accéder au tableau ! Mais on les a très vite oubliés. Moi, en tout cas, c’est clair ! À tel point qu’un jour où je faisais un contrôle, et où, comme il ne se passait pas grand-chose, le cameraman avait coupé la caméra et était sorti, j’ai avisé, alors que je me baladais dans les rangs, une personne assise par terre en train de pianoter sur son téléphone. Je dis : « Ça va ? Te gêne surtout pas, on est en plein contrôle !!! » Et, en fait, c’était l’ingénieur du son ! Il avait coupé son micro et il faisait autre chose en attendant, j’avais totalement oublié qu’il était là.

À l’inverse, avez-vous fait des choses exprès pour la caméra ?

Non. Vous me voyez, vous voyez comme je suis, ce qu’on voit à l’écran, c’est le reflet de mon tempérament. Et d’ailleurs, je regrette un peu, parce qu’au début du film, on voit un cours où je traite tous les enfants de « cons » ! Ce n’est pas très pédagogique. Comme quoi, j’avais déjà bien oublié la caméra, sinon je me serais retenue. Au tout premier cours, je suis très sévère, je leur dis : « Tout le monde debout, vous ne vous asseyez que quand je vous y autorise ! », et au bout de deux cours, je suis beaucoup plus libre : je les embrasse, je leur donne des surnoms, je suis très familière.

Il y a dans le film un cours d’éducation sexuelle qui ne fait pas partie du programme de seconde ?

Il y a un certain nombre d’événements au long de l’année qu’on ne voit pas dans le film, et notamment le fait que des filles tombent enceintes, n’osent pas le dire à leurs parents et doivent avorter. C’est une des raisons pour lesquelles, avec l’infirmière Danièle, que j’adore, nous avons décidé de faire ce cours d’éducation sexuelle, qui n’a absolument aucun rapport avec le programme.

Il fallait aborder plusieurs problèmes. La plupart des jeunes ne connaissent la sexualité qu’à travers la pornographie, il faut donc les faire revenir dans la réalité des choses. Il faut leur apprendre à mettre un préservatif. Il y a la question du respect de l’autre. Beaucoup de jeunes filles musulmanes ont peur de ne pas être vierges au mariage et, du coup, acceptent des sodomies alors qu’elles n’en ont pas envie. Et aussi le fait qu’il n’y a pas d’égalité en matière de sexualité entre une fille et un garçon. La plupart du temps, lorsqu’une fille embrasse un garçon, elle est en plein romantisme et très fleur bleue, alors que lui a déjà 95 % de son intellect dans son slip. C’est très politiquement incorrect, mais sur le bûcher, je continuerais à dire la même chose !

Copyright Nour Films
Et ce qu’être prof et entrer dans une classe, c’est un peu comme entrer en scène ?

Bien sûr qu’on entre en scène. C’est un monologue de cinquante-cinq minutes. C’est nous qui dirigeons la salle de classe, et le prof n’a pas le droit de se moucher, pas le droit d’aller aux toilettes, pas le droit de répondre au téléphone. On est seul face à eux. Et en plus, on ne sait jamais ce qui va se passer. Quand un élève s’énerve et commence à balancer des chaises sur ses camarades, ou plante un tournevis dans le bras d’un autre, il faut gérer cette violence. Redescendre après ça, c’est le plus dur. J’avoue que ça m’épuisait. Il faut tout le temps être dans le contrôle, alors que quelquefois on a envie de leur foutre des claques, au sens propre. Ce qui est rigoureusement impossible. C’est très dur.

Quand vous êtes arrivée dans ce lycée, c’était une affectation ou un choix ?

Une affectation. Mais, par la suite, j’ai demandé tous les ans à rester. J’ai eu quatre proviseurs différents et j’imagine qu’ils se disaient tous : bien sûr qu’on va la garder, celle-là, elle nous coûte pas cher et elle fait plein de trucs… Mais je suis l’antithèse de ce qu’il faut faire selon les critères de l’inspection.

Vous n’avez jamais été inspectée ?

Si. La deuxième année où j’étais au lycée Émile Dubois. J’avais deux heures de cours ; la première heure, je fais donc cours à ma manière habituelle, spéciale, comme ce que vous voyez dans le film, et l’inspectrice à l’interclasse me dit : « Ce n’est pas du tout ce qu’il faut faire, vous travaillez comme avec des collégiens. » Et moi : « Oui, Madame, mais ce sont des collégiens dans leur tête, ils ne suivront pas. » Et comme elle me brandissait les directives et le Bulletin officiel, je lui ai dit : « Vous savez quoi ? Je vous laisse faire cours la deuxième heure et je vous regarde : comme ça, je vais apprendre. » Elle est partie furieuse. Je suis comme ça ! Vous imaginez que ma mère voulait que je fasse carrière dans la diplomatie !?

Avez-vous suivi les étapes du montage ?

Pas du tout, Valentine n’a fait que ce qu’elle voulait. Je lui ai dit que je trouvais que le film n’était pas assez politiquement incorrect. Parce qu’elle avait interviewé des gens qui expliquaient qu’on montait de trois points toutes les moyennes au bac pour atteindre les 90 % de réussite. Ou qu’on nous disait : il faut absolument 12 de moyenne. Ou la proviseure, avec laquelle je suis entièrement d’accord, qui dit que les bourses ne doivent pas être données aux parents, mais au proviseur, car ce sont des bourses scolaires pas destinées à acheter un réfrigérateur ou une machine à laver le linge. Le film montre plein de choses importantes, mais je ne sais pas comment l’éducation va évoluer à l’avenir. En fait, je suis triste pour les élèves…

Beaucoup de choses sont dites dans le film. Et quand vous évoquez, lors d’une réunion, les « lycées de merde », vous allez loin ?

Quand je dis « lycée de merde », ce n’est ni pour attaquer les profs, ni pour attaquer les élèves. C’est un lycée de merde parce que c’est un ghetto. Un lycée où vous avez 80 % d’immigrés, deux fois plus de boursiers qu’ailleurs, une majorité d’enfants d’ouvriers et d’employés et issus de familles monoparentales, ce n’est pas possible, ça ne représente pas la population parisienne, dans ce quartier, au métro Saint-Jacques ! Certains élèves y viennent volontairement parce qu’après, ils peuvent passer en première ST2S qui prépare au concours d’infirmière et d’assistante sociale… mais la plupart des autres sont là parce qu’on ne sait pas où les mettre.