The Immigrant

L’Amérique sans fard

Encore une fois préoccupé par l’impossible quête de rédemption de l’homme, James Gray signe avec The Immigrant un mélo sentimental et puissant, tragique et déchirant.

Dès le premier plan, dès ce zoom out sur la Statue de la Liberté nimbée de lumière grise, le ton est donné. Celui d’une mélancolie épaisse comme le brouillard dans lequel nagent les milliers d’immigrés arrivant à Ellis Island en ce mois de janvier 1921. Celui d’une tristesse insondable, lit des plus poignantes tragédies.

Car si James Gray a visité le polar (Little Odessa, The Yards, We Own the Night) et la comédie romantique (Two Lovers), ne nous y trompons pas, c’est avant tout en grand tragédien qu’il les a explorés. Construction dramatique en trois actes, fatalité pesant sur le destin des hommes, purge des passions par une catharsis constante, les enseignements du grand théâtre classique sont visibles à l’écran.

C’est encore, évidemment, cette tension constante entre pessimisme dostoïevskien et quête doloriste d’une possible rédemption qui irrigue The Immigrant, son plus récent – et poignant – film, injustement boudé à Cannes où il était présenté en compétition officielle. Évidemment, car à bien regarder l’épopée new-yorkaise de cette jeune immigrée polonaise, partagée entre un homme qui l’aime pour mieux la détruire et un autre qui l’aime candidement, la structure de ce film puissant apparaît rapidement : c’est celle d’un mélodrame.

Plus sentimental que ses films précédents, même s’il partage avec eux cette faculté inouïe et bouleversante de faire cohabiter espoir et angoisse, The Immigrant serait un cousin lointain, mais tout aussi émouvant, de La Couleur pourpre de Steven Spielberg. Une femme séparée de sa sœur adorée, tombant entre les griffes d’un « protecteur », patron d’un cabaret-lupanar, avec qui elle nouera une relation perverse, tandis que d’autres lui témoignent malgré tout bonté et affection. Un regard sur la foi, le péché, le pardon doublé d’une observation des forces et ambiguïtés des relations familiales. Une musique sourde et puissante. Une mise en scène classique et élégante, portée par des travellings chargés d’émotion, mais jamais pesants, et la photographie sublime et étonnamment chaleureuse de Darius Khondji (La Cité des enfants perdus, Seven, Amour) reconstituant avec minutie et vérisme un moment charnière de l’histoire américaine… Le parallélisme est évident. Peut-être trop.

Car The Immigrant ne se réduit heureusement pas à cette comparaison. Chassez le naturel du cinéaste d’origine ukrainienne, il revient au galop. Et vite, Gray transcende ce cadre premier et immédiat – parfois, il faut bien l’avouer, un peu trop construit et artificiel pour entièrement convaincre – pour tendre au spectateur, celui dont le regard arrivera encore à voir derrière l’écran de larmes, un miroir terrifiant. Celui dans lequel se lit la destruction de l’idée, si chère à la mythologie américaine, de la deuxième chance (la première ne semble même pas possible, alors une seconde…). Celui où l’on regardera, le cœur tordu mais impuissant, tomber les hommes (Jeremy Renner, surprenant, et Joaquin Phoenix, impressionnant en manipulateur instable) et la femme (Marion Cotillard, dans un rôle écrit pour elle et que l’on n’aura jamais vue aussi fragile et mystérieuse). Celui dans lequel se révèle le véritable visage de l’Amérique : celui d’une amante séductrice et cajoleuse qui, dès ses fards et ses tenues provocantes retirés, laisse apparaître ses noirs desseins d’exploitation et de destruction de ceux qui venaient y chercher un coin de paradis. L’homme est un loup pour l’homme ? Son pays aussi. L’avenir, nous dit James Gray, n’existe pas.