La bonté au cinéma

Foin de cynisme et de méchanceté, en cette rentrée, Bande à part cherche la bonté et la trouve dans certains films. Florilège non exhaustif, mais revigorant.

 

Lucky Star de Frank Borzage (1929)

 

Cinéaste des humbles et des déshérités, Frank Borzage peut être considéré comme le maître du mélodrame, où la vulnérabilité humaine flamboie. Il a su incarner à l’écran toute la palette des émotions humaines, au plus près de ses personnages, dans une subtile économie de moyens, dosant avec art l’expressionnisme et le naturalisme poétique. Lucky Star (L’isolé, 1929) reste le film où se déploie une incommensurable bonté, inexorablement nouée à la douleur du corps en souffrance. Pour son dixième film, le cinéaste fait appel à ses acteurs fétiches, Charles Farrell et Janet Gaynor, déjà réunis dans L’Heure suprême (7th Heaven, 1927) et L’Ange de la rue (Angel Street, 1928).
Tous les personnages, dans le cinéma de Frank Borzage, tentent de survivre, tant bien que mal, au cœur d’une société en crise : pauvreté, chômage endémique, violence domestique. L’Isolé du titre français est autant Mary que Tim, qui se rencontrent sur un conflit et de nombreuses oppositions, avant de découvrir ensemble, par le don et l’attention, l’entièreté de l’amour. Volant pour survivre, Mary est une enfant sauvage que Tim va tenter d’apprivoiser. Il lui apprend à se laver, à se nourrir correctement : autant de gestes fondateurs de l’amour matriciel. Mary saura à son tour prendre soin de Tim, revenu handicapé de la Première Guerre mondiale. Rares sont les films qui mettent en scène l’amour et le désir au cœur du handicap, plus rares encore sont ceux où la pitié et la charité sont absolument absents. L’écran chez Borzage ne cesse de déployer toute la palette des actes ordinaires de la bonté et de l’amour, touchant au sublime, car ils sont profondément reliés à l’essentiel. Aimer autrui passe par le soin au corps, par cette attention qui n’a que faire des artefacts de la séduction et des jeux de manipulation. Le don absolu, et la bonté, comme actes fondateurs du lien entre les hommes. Qu’est-ce qu’aimer si ce n’est chérir absolument celle ou celui qui ne demande rien et exige tout de vous en même temps, sans jamais l’exprimer ? Ce que nous offre le cinéma de Frank Borzage, c’est l’expérience intime d’un retour sur soi, sur ce que nous avons su donner, et tout ce qui nous reste encore à donner. La bonté, ce sentiment qui nous sublime.

 

Nadia Meflah

Mon homme Godfrey de Gregory La Cava (1936)

 

Si le statut de saint patron de la bonté au cinéma semble être acquis à Frank Capra, dont la filmographie symbolise presque par métonymie ce beau sentiment, son premier apôtre en serait indubitablement le trop méconnu Gregory La Cava. Nourri au même lait de la tendresse humaine et du trait d’esprit supersonique, son œuvre peut facilement se confondre avec celle de son illustre collègue. Mêmes personnages de transfuges de classe au grand cœur, même opposition philosophique entre cynisme citadin et solide bon sens jeffersonien, et part égale entre idéalisme de comédies pensées comme des apologues, et réalisme de leur ancrage sociopolitique, directement connectées aux graves problèmes de leur époque, entre montées des périls de l’entre- deux-guerres et Grande Dépression.

C’est fort de cette vision du monde que La Cava réalise ainsi en 1936 son chef-d’œuvre, Mon Homme Godfrey, un joyeux jeu de massacre des conventions de la haute société new-yorkaise, dans lequel un aristocrate volontairement défroqué après une peine de cœur et passé clochard dans un bidonville des bords de l’Hudson, le Godfrey du titre, s’y voit embauché comme majordome par une famille délurée et décadente, les Bullocks (jeu de mots à peine masqué avec l’argot « bollocks » : « conneries »). Une maison de fous, organisée autour d’un patriarche impotent dépassé par la foldinguerie de son ménage, que Godfrey va observer avec un œil sarcastique, mais plein de tendresse, notamment pour la plus jeune des héritières, la fantasque Irène, follement amoureuse de lui, jouée par une Carole Lombard sous hélium. Bien que malmené par la seconde sœur, l’intelligente mais cruelle Cornelia, Godfrey va se servir de sa position d’infiltré pour mener à bien un projet de réhabilitation de la décharge dont il s’est arraché, tout en sauvant ses employeurs de la faillite, malgré leurs torts envers lui. C’est justement au milieu de ce capharnaüm vaudevillesque que le très flegmatique William Powell incarne non pas une bonté divine irréelle comme celle de l’Ange Clarence de La vie est belle de Capra, mais une bonté bien humaine, éminemment éthique, consistant à pardonner leurs offenses aux enfants gâtés des années folles.

 

Emmanuel Raspiengeas

Rocco et ses frères de Luchino Visconti (1960)

 

Le visage somptueux d’Alain Delon âgé de 24 ans incarnant Rocco dans Rocco et ses frères de Luchino Visconti est l’un des plus beaux symboles de la représentation de la bonté sacrificielle au cinéma. Dans son combat pour sortir de la pauvreté sa famille – des provinciaux lucaniens fraîchement arrivés dans la riche cité de Milan -, Rocco détermine aussi les enjeux d’un message politique. Le rôle est inspiré d’un personnage réel, l’écrivain Rocco Scotellaro, membre du parti socialiste italien de l’époque, reconnu pour sa description de la « question méridionale » interrogeant la faiblesse socio-économique et la misère du sud de l’Italie. Mort en 1953 dans un village déshérité de Lucanie, c’est en son hommage que Luchino Visconti choisira son prénom pour le donner au personnage principal de son film. « Il n’est pas de thème plus moderne, disait le cinéaste, que celui de l’échec, de la dérision dont sont l’objet dans la société les impulsions individuelles les plus généreuses ». Également inspiré par l’image du Prince de L’Idiot de Dostoïevski, une sorte de saint qui n’a pas sa place dans le monde, Rocco se bat sur les rings de boxe par obligation, pour sauver sa mère et ses frères de la misère, leur offrant l’argent de ses combats, mais aussi pour expier sa culpabilité nourrie du sentiment d’avoir « volé » Nadia (Annie Girardot), la femme de son frère (Renato Salvatori). Rocco paraît ainsi tel un ange en perpétuelle lutte contre l’univers entier, les autres et lui-même. Du Delon angélique, Visconti dira encore : « J’avais besoin de cette candeur (…) Il a la mélancolie de qui se sent forcé de se charger de haine quand il se bat, parce que, d’instinct, il la refuse ». Et, en définitive, le sacrifice de Rocco renonçant à l’amour de Nadia par bonté d’âme, ouvre les bras à la tragédie détruisant tout sur son passage. Une équation paradoxale, qui est en réalité l’une des leçons les plus cruelles de la vie.

 

Olivier Bombarda

L’Enfance nue de Maurice Pialat (1969)

 

Le petit François est un gamin à vif. Enfant de l’Assistance publique, bringuebalé de famille en famille, mal aimé, il cumule les mauvais coups, comme autant de réactions à l’incompréhension générale. Dix ans après Les Quatre Cents Coups, premier volet des aventures d’Antoine Doinel, L’Enfance nue de Maurice Pialat fait un clin d’œil à cet autre premier long-métrage, signé d’un autre François, devenu cinéaste : Truffaut. Ce dernier est d’ailleurs l’un des producteurs (avec aussi Véra Belmont, Mag Bodard et Claude Berri) du film de Pialat. Ici, le futur réalisateur de Loulou, À nos amours et Van Gogh capte déjà la véracité sans fard et l’émotion brute. Avec une écriture sans jugement, il accueille la vérité de son jeune protagoniste, et de son cheminement chaotique. La bonté se niche dans le regard de l’auteur sur son sujet, sur son héros – incarné par l’inoubliable Michel Terrazon -, et sur la galerie de personnages qui impriment la mémoire. Ces êtres anonymes et riches d’humanité se considèrent avec frontalité, et les scènes s’enchaînent sans une once de gras, loin du pathos. Sans chichis, Pépère, Mémère et Mémé conquièrent le cœur du garçon récalcitrant. À force d’inclusion au quotidien, et de partage de moments simples, François retrouve de la chaleur. Et même si les routes se séparent, momentanément, comme le laisse entendre la lettre finale du gosse, la rencontre a eu lieu. La bienveillance, l’attachement, l’amour. L’Enfance nue vibre encore et toujours.

 

Olivier Pélisson

Peau d’âne de Jacques Demy (1970)

 

Il était une fois un roi si aimant à l’égard de sa fille qu’il exige sa main. Mais ses plans sont contrecarrés par la marraine de la princesse, la Fée des lilas. On n’épouse jamais ses parents, nous chante-t-elle avec sagacité… Le film musical de Jacques Demy soustrait à la bonté le caractère sacrificiel que nous lui attribuons généralement et qui est si répandu chez les gentilles fées des contes. Si la Fée des lilas (Delphine Seyrig) échafaude des ruses afin de protéger la princesse (Catherine Deneuve) des désirs incestueux de son père (Jean Marais), elle semble agir autant dans l’intérêt de la jeune fille que pour elle-même. Derrière ses belles et sages paroles, en effet, des intentions cachées se devinent.
D’abord, lorsque, agacé par les suspicions de sa filleule, l’être surnaturel déclare avoir de la rancune, « comme les femmes ». La supériorité des fées vis-à-vis des défauts humains ne serait-elle que légendaire ? Ensuite, en préférant esquiver les questionnements de la princesse et manigancer son départ hors de son royaume. Enfin, dès lors que la marraine exhorte sa filleule à se dissimuler sous la peau d’un âne (tant apprécié de son vivant par le roi). L’argument avancé est apparemment imparable. À s’enlaidir et travailler clandestinement parmi le peuple comme une souillonne, personne, fût-il roi, ne pourra la reconnaître. Mais l’épreuve est également lourde à vivre pour une si délicate demoiselle, et le déguisement, quelque peu pervers.
Il nous faudra attendre le dénouement de l’œuvre pour comprendre les bienfaits de cette décision pour les deux partis. Fidèle au genre du conte, le scénario de Peau d’âne se métamorphose peu à peu en grâce divine favorable à l’héroïne. Un jeune prince (Jacques Perrin) croise le regard de la demoiselle, le coup de foudre est réciproque et un bonheur marital s’ensuit. Du côté de la fée, l’union est aussi au rendez-vous, avec le roi en personne !
En permettant à la princesse de rencontrer l’élu de son cœur tout en rétablissant la morale et les bonnes mœurs, l’action de la Fée des Lilas est exemplaire et inspirante. Mais, profitant de l’absence de sa rivale pour séduire le roi, qui l’avait éconduite des années auparavant, la marraine est-elle pour autant la bonté incarnée ? Le débat reste ouvert.

 

Hélène Robert

Good Will Hunting de Gus Van Sant (1989)

 

Quand on pense à Robin Williams, et qu’on prend le temps de lire entre les lignes, entre les personnages, entre l’humour et le génie, ce qui saute aux yeux, c’est la qualité particulière et rare, visible en filigrane dans son parcours, que possèdent la plupart des personnages qui l’ont rendu célèbre à travers le monde. Dans Mork & Mindy, une série qui n’a jamais pu voir le jour en France, parce que tout simplement intraduisible, Mork l’extraterrestre découvre le monde avec innocence, jubilation, et tendresse. La bonté, incarnée par Robin Williams, réside sans doute dans ce cocktail unique, et dans la tendresse extrême qu’il porte à ceux qu’il incarne. De nombreuses années plus tard, l’acteur au sommet de sa gloire endosse avec retenue et humilité le rôle du professeur John Keating, marquant à jamais une génération d’adolescents en remettant en question l’autorité de l’establishment dans Le Cercle des poètes disparus (1989). Son interprétation du docteur Sean Maguire dans le film Will Hunting (1997) vient enfin couronner de lauriers une carrière tout à fait atypique, en lui offrant l’Oscar du meilleur acteur dans un second rôle, et un personnage qui, à nouveau, laisse une trace indélébile.

Le titre original, Good Will Hunting, un jeu de mots sur le prénom du héros, en dit déjà long. La bonne volonté, la bienveillance, la bonté sont au cœur de ce film, qui a reçu pléthore de nominations et prix, et plus particulièrement pour son scénario. Écrit par deux jeunes inconnus à l’époque, Matt Damon et Ben Affleck, il raconte l’histoire d’un jeune génie dont la surdouance est sabotée par sa tendance à l’autodestruction. Sa rencontre « forcée » avec le psychologue Sean Maguire lui offre la possibilité d’une rédemption, au croisement de la douleur, de la curiosité et de l’indulgence. Or, ce dont le film traite n’est pas cette histoire finalement prévisible, non. Sean Maguire a souffert, s’est retrouvé impuissant face à la douleur, malgré toute son intelligence, et continue à errer dans une profonde souffrance. La bonté, du grec « agathosune », qui signifie : « droiture de cœur, droiture de vie, bonté », est cette qualité qui nous rend meilleur. Good Will Hunting est un traité sur l’humilité, sur la confiance, sur le pouvoir de la parole. Mais si Sean Maguire est l’un des meilleurs, au sens propre, personnages du Cinéma, si ce vieil universitaire parvient à sauver son patient, c’est parce qu’il a connu l’amour. Et que l’expérience de l’amour le porte malgré tout, et lui permet de porter l’autre plus haut.

 

Mary Noelle Dana

Edward aux mains d’argent de Tim Burton (1990)

 

Un inventeur meurt avant d’achever sa créature, un grand garçon hébété nommé Edward. Il le laisse incomplet et seul, des ciseaux à la place des mains, dans un manoir gothique lugubre juché au sommet d’une colline. Cet échevelé au visage pâle strié de griffures qu’il s’inflige à chaque mouvement (Johnny Depp, pour la première fois chez Burton, mais pas la dernière !) rencontre la plus gentille des femmes, Pegg Boggs (Diane Wiest). Représentante en cosmétiques, elle s’empresse de panser ses blessures et de l’emmener chez elle. Dans cette banlieue aux maisons toutes semblables en dehors de leurs différentes couleurs pastel, la bonté n’est pas exactement uniformément répandue. Les voisines exaltées se pressent pour voir le nouveau venu ; et la concupiscence, la jalousie et la bêtise s’en mêlent… En dehors d’être un enfant tapi dans un corps de monstre, un être angélique et désintéressé qui tombe immédiatement en amour de la fille de Pegg, la blonde Kim (Winona Ryder), Edward est un artiste en son genre. De ses mains-ciseaux, il transforme les bosquets en dinosaures ou en cerfs graciles, et offre aux femmes du quartier (et à leurs chiens) des coiffures déconstruites et aériennes. De ses prothèses effrayantes – et, a priori, agressives – naissent des créations subtiles et magnifiques.
Éloge de la différence, critique de la méchanceté déguisée en bienséance et des foules imbéciles et moutonnières, Edward aux mains d’argent est un conte cruel sur les apparences trompeuses. Un film sans doute très autobiographique sous des dehors fantastiques et merveilleux, où la poésie et la naïveté contrebalancent sans cesse la noirceur. Classique, atemporel et résolument moderne, Edward Scissorhands n’a pas pris une ride et exalte toujours avec force la beauté absolue des cœurs purs et la bonté unique des âmes simples.

 

Isabelle Danel

À la vie, à la mort ! de Robert Guédiguian (1995)

 

« Tu es gentil… » Marie-Sol regarde tendrement Patrick ; c’est l’hiver, ils sont sur la plage emmitouflés, debout, en train de nettoyer les oursins qu’ils viennent de ramasser pour le reste de la communauté. La famille de bric et de broc qui se serre les coudes et s’entasse dans le petit cabaret de bord de mer d’À la vie, à la mort !, le sixième film de Robert Guédiguian. Marie-Sol continue : « Je te vois, toute la journée, à tourner en rond depuis que tu as perdu ton travail. Je te vois faire la tête quand mon frère t’embête avec ses histoires d’enfants. Y en a qui, quand ils sont malheureux, deviennent méchants, toi, tu restes gentil… » Sur le papier, la scène est casse-gueule ; elle est filmée simplement, frontalement, sans une once d’ironie, et jouée de même par Ariane Ascaride et Jacques Gamblin. Patrick d’ailleurs ne se laisse pas faire, renâcle, dit qu’il ne peut pas agir autrement. Mais Marie-Sol n’en démord pas : « Et moi, de te voir gentil comme ça, ça me donne du courage. Tu vas voir, tu vas retrouver du travail, et on aura un enfant. J’en suis sûre. » C’est une des plus belles scènes du cinéma de Robert Guédiguian. Le but du film, comme plusieurs signés du cinéaste marseillais auparavant (L’argent fait le bonheur, 1992), et depuis (Les Neiges du Kilimandjaro, 2011) , c’est de montrer les gens simples comme des héros. D’exalter « la force des faibles ». Et la bonté naturelle des personnages est ici bain de jouvence. Avoir ainsi confiance en l’homme, en sa capacité de don, ça touche peut-être à la naïveté, mais ça fait un bien fou.

 

Isabelle Danel

Adam’s Apple d’Anders Thomas Jensen (2005)

 

Adam (Ulrich Thomsen) est mauvais, très mauvais. Néonazi affirmé, il sort de prison et doit passer un temps de réhabilitation auprès du pasteur Ivan (Mads Mikkelsen) qui, lui, est bon, très-très-très bon. Aveuglément bon, même. En effet, quand il s’agit de ses trois protégés, tous repris de justice, Ivan ne voit résolument que le positif, quitte à tordre la réalité. En accueillant Adam, il lui demande de se fixer un but et, sur un malentendu, il s’agira pour celui-ci de réaliser un gâteau, avec les pommes du verger confié à sa surveillance. Relecture poil à gratter des textes bibliques, Adam’s Apple s’amuse du combat entre le bien et le mal et offre à Mads Mikkelsen un rôle drolatique dont il s’empare au premier degré, infiniment prêt à tendre l’autre joue, jusqu’à sembler échappé d’un tableau de Picasso. Et, petit miracle final, le cynisme habituel du réalisateur (Les Bouchers vertsMen and Chicken) finit par céder le pas face à tant de tenace bonté.

 

Jenny Ulrich

La Forme de l’eau de Guillermo del Toro (2017)

 

En pleine guerre froide, immune aux rivalités, aux ambitions, aux conflits, une femme de ménage muette se lie d’amitié avec un être amphibien monstrueux emprisonné et maltraité par des scientifiques, au point d’en tomber amoureuse. À mi-chemin entre La Belle et la Bête et Splash, on fond comme neige au soleil devant la pureté d’Élisa, incarnée avec grâce par Sally Hawkins, et cette relation érotico-amoureuse irrésistible, mise en scène de manière spectaculaire par Guillermo del Toro, qui affectionne les créatures fantastiquement effroyables.

Le film a obtenu le Lion d’Or à la Mostra de Venise 2017 et l’Oscar du meilleur film en 2018. L’innocence si troublante de Sally Hawkins lui a valu une simple nomination sans doute parce que la bonté, chez Élisa, s’exprime sans paroles, à travers son ouverture d’esprit totale. Malgré sa situation précaire, elle ne juge pas les apparences, elle n’éprouve pas de peur face à la créature. Et en dépit du danger, elle est prête à risquer sa vie et sa position pour lui sauver la vie. Sa bonté et sa capacité à l’émerveillement font d’elle un être à part, loin des manigances et préoccupations mesquines d’individus suffisants et arrogants, parfaitement adaptés à une société tournée vers le profit. Élisa est singulière, bienveillante, humaine, comme l’objet de son amour. À l’instar de personnages culte du cinéma – Joseph Merrick dans Elephant Man, La Bête, le gorille dans King Kong, entre autres – son humanoïde amphibien s’avère lui aussi doux qu’un agneau. À moins que ce ne soit l’amour, in fine, qui ait eu raison de sa nature profonde.

 

Mary Noelle Dana

Bécassine ! de Bruno Podalydès (2018)

 

C’est sans doute l’un des personnages, de la bande dessinée puis du cinéma, les plus intrinsèquement bons qui soient. La Bécassine de Bruno Podalydès, c’est d’abord un visage dont la coiffe blanche identifiable ajoute un cadre dans le cadre et souligne la grande expressivité de son interprète. Grands yeux bleu azur, bouche généreuse, peau diaphane, voix claire, la formidable Émeline Bayart donne à voir et à ressentir immédiatement ce qu’incarne profondément son personnage : un regard curieux, un cœur pur, une innocence véritable. D’emblée, celle qui quittera ses parents fermiers et son oncle garde-chasse pour devenir, par un concours de circonstances, la nourrice d’une famille de notables voisins, affiche une ouverture franche au monde et aux autres. Cette Bécassine-là est proche de la terre. Un vol de bécasses fut concomitant à sa naissance et lui donna son nom. On est loin de l’idiotie que laisserait supposer son image populaire. Ici, Bécassine prête une attention particulière à tout ce qui s’offre à elle et, dénuée de jugement, aborde le monde par le questionnement et la littéralité. Sa naïveté et sa capacité à s’émerveiller (de la vitesse, de l’électricité, de la vie) a un pouvoir : elle désarçonne et, dans le même temps, met la lumière sur la fonction première des choses. En quittant la ferme familiale et faisant irruption dans la demeure décadente des nantis du village, elle mettra son génie pragmatique en action et deviendra le seul protagoniste fiable de ce petit monde gagné par l’instabilité. En toutes circonstances, sa bonté profonde s’exprime et distille à ce film un parfum humaniste bienfaisant.

 

Anne-Claire Cieutat