LA CHUTE DU 4ème MUR

Conversation avec Félix Lajeunesse, réalisateur

Ils sont deux réalisateurs et travaillent ensemble à Montréal depuis 10 ans. Auteurs de pubs, vidéoclips et documentaires, Félix Lajeunesse et Paul Raphaël se sont intéressés aux expériences cinématographiques immersives et conçoivent aujourd’hui des métrages en réalité virtuelle, 3D et 360 degrés pour la technologie Oculus. Plongée en leur compagnie dans ce monde en pleine expansion.


Les créateurs montréalais Félix Lajeunesse et Paul Raphaël font partie des pionniers qui réalisent des films pour le système Samsung Gear VR développé par Oculus et Samsung. Ils créent ainsi, au sein de Felix and Paul Studio, des contenus préchargés sur la carte du téléphone à glisser dans le casque Oculus. Parmi les films qu’ils ont réalisés en réalité virtuelle en 3D et à 360 degrés, Strangers With Patrick Watson permet d’explorer le studio du chanteur-compositeur. Ils travaillent étroitement avec le Cirque du Soleil et proposent ainsi au spectateur de se retrouver sur scène au milieu des artistes à l’œuvre. Ils sont également les auteurs d’expériences réalisées en marge de productions hollywoodiennes, comme Jurassic World Apatosaurus qui place le spectateur à proximité d’un dinosaure vivant : bluffant ! Rencontre avec Félix Lajeunesse, au cœur de leur studio à Montréal.

Logo Félix & Paul Studios

Paul Raphaël et Félix Lajeunesse / George Fok © Centre Phi
Comment vous êtes-vous retrouvés à réaliser des films de réalité virtuelle en 360 degrés pour Oculus ?

Le type de contenu qu’on crée depuis des années est vraiment dans la même ligne. On n’a pas bifurqué soudainement avec la réalité virtuelle. Cela a un sens pour nous, car c’est un jardin qu’on cultive depuis longtemps. Le rapport expérience-utilisateur, le type d’émotions, l’état d’esprit qu’on veut créer, tout cela est dans la parfaite continuité de ce qu’on fait depuis des années, que ce soit des environnements multimédia, des installations vidéo, des projections mapping pour permettre déjà l’immersion du spectateur. Nous cheminons vers l’idée que le spectateur ne regarde plus simplement une œuvre, mais en fait partie intégrante. Nous nous sommes intéressés à décliner une expérience cinématographique non pas dans un cadre, mais dans un environnement. Le spectateur sent qu’il fait partie de cet environnement.

Ce cheminement-là nous a amenés vers le cinéma 3D stéréoscopique. On s’est mis à faire du cinéma classique très contemplatif, calme, à proposer des expériences dans lesquelles on amène le spectateur à basculer graduellement dans l’univers d’un film.

On envisage le cinéma stéréoscopique comme une fenêtre ouverte sur une autre réalité. On s’est dit qu’il fallait davantage nous inspirer des codes de la réalité que de ceux du cinéma.

Dans la réalité, il n’y a pas de découpage, on absorbe le temps et l’espace, la présence de l’autre d’une autre manière qu’au cinéma. On a commencé à créer des œuvres plus lentes, plus ouvertes, plus contemplatives et on s’est rendu compte que la réaction émotionnelle du spectateur était très différente de celle d’un film traditionnel. Est-ce que ce qu’on faisait était un film ? Les festivals de cinéma nous disaient qu’on faisait de l’art visuel et les gens des arts visuels nous disaient que nous faisions du cinéma, donc on ne savait pas trop où loger avec notre travail, mais ce qui était important pour nous, c’était de créer une expérience plus viscérale du temps, de l’espace, de l’être humain et un rapport émotionnel non intellectuel, plus sensoriel.

On a creusé ce sillon-là pendant quelques années, puis on en est venus à se dire que notre avenir allait de pair avec le fait de s’émanciper du cadre qui sépare le monde du spectateur du monde du film. Comment faire pour enlever l’idée de médiation entre un spectateur et une œuvre ? Il fallait aller plus loin dans notre démarche. On a commencé à faire de l’holographie, chose qui s’est révélée très intéressante, mais très onéreuse. On a commencé aussi à créer des outils, des caméras, des systèmes de post-production. Puis Oculus Rift a sorti son premier casque et ça a été une évidence pour nous de nous diriger vers ce type d’expérience. On s’est mis à développer la technologie pour pouvoir, dès le départ, créer des expériences en 3D stéréoscopiques en 360 degrés. Le type de contenu qui nous intéressait était du même type que celui qu’on faisait depuis quelques années, c’est-à-dire un contenu assez épuré, où on laisse au spectateur le temps de vivre un moment. Nous, on a toujours trouvé que le cinéma était en général très pressé et intolérant aux longueurs, sauf quelques exceptions, notamment dans le cinéma asiatique. Ce devoir d’efficacité pour raconter une histoire nous dérangeait, on trouvait que le storytelling prenait trop de place. Pour nous, le cinéma est un média destiné à faire vivre des expériences.

Vous prévoyez, dans votre dispositif, un temps d’acclimatation pour le spectateur. Car, face à cette réalité virtuelle, un trouble opère et pour s’immerger, encore faut-il se faire à ce trouble face à la présence renforcée des sujets filmés…

Ce trouble, c’est une étape nécessaire par laquelle il faut passer pour se rendre à ce qu’on cherche, nous, comme expérience émotionnelle. Pour nous, ce trouble provient de 2000 ans de conception de ce que devrait être le storytelling et l’art dramatique : je regarde quelque chose qui se passe devant moi, il y a des personnages auxquels je peux m’identifier, je suis protégé de cette réalité, et si le tout est bien écrit, réalisé et joué, je vais éventuellement développer une empathie envers ces personnages et basculer dans l’univers du film. Alors qu’avec la réalité virtuelle, on cherche à créer des émotions plus directes, c’est-à-dire que si je crée un film traditionnel qui parle de solitude, je vais créer un personnage qui va faire l’expérience de la solitude et le spectateur va peut-être développer de l’empathie pour lui, donc va éprouver de la solitude de façon indirecte. En réalité virtuelle, on cherche à créer une émotion directe, donc une expérience en plaçant le spectateur au milieu d’un grand espace, avec des gens au loin. Là, au bout d’un moment, on peut ressentir de la solitude. On essaie de créer des expériences émotionnelles viscérales. Donc, pour en revenir au trouble dont vous parlez, je pense qu’il provient du fait qu’on est habitués à regarder une histoire via un média d’une certaine manière, alors que, lorsqu’on est face à Strangers With Patrick Watson, par exemple, il ne se passe pas grand chose.

Strangers With patrick watson / © Felix & Paul Studios
Le trouble provient également du fait qu’on ne voit pas son propre corps…

Oui, il y a des gens qui découvrent le film en étant troublés, car ils ne voient pas leur corps, il y a un trouble physique qui se produit, mais aussi un trouble lié à l’anticipation, car le spectateur attend qu’il se passe quelque chose. On s’est rendu compte qu’une fois cette zone de turbulence passée, le spectateur finit par connecter au moment et peut enfin s’abandonner à ce qu’il voit. Le cinéma est éminemment passif, tandis que la réalité virtuelle est un pas vers une forme d’action, dans la mesure où le spectateur est libre de regarder où il veut et est libre de penser à ce qu’il veut, car une expérience comme Strangers With Patrick Watson est un temps qui appartient au spectateur. Libre à lui de se tourner, de regarder le chien derrière lui et de se perdre dans ses pensées. En réalité virtuelle, telle que nous la concevons, est offert un temps qu’on peut vivre en se promenant mentalement. Avec Strangers, on a toutes sortes de réactions : des gens observent le décor dans les moindres détails, d’autres vivent ça comme une méditation.

Ce film offre à vivre un temps suspendu, c’est une incitation à la rêverie...

Pour certains spectateurs, ce film est même une expérience thérapeutique. Certains nous ont dit qu’ils avaient abandonné leurs schémas de pensée pour vivre le moment tel quel. L’expérience est conçue de manière à laisser cet espace de liberté au spectateur. Ce n’est donc pas de la passivité pour nous.

Comment prenez-vous en compte la présence physique du spectateur, qui doit faire abstraction de son propre corps pendant la projection, car s’il met ses mains devant ses yeux, il ne se voit pas…

La première fois que tu vis une expérience de réalité virtuelle filmique, il y a ce choc-là, qui disparaît ensuite lors des fois suivantes. Ça devient une espèce de convention que le cerveau finit par accepter, car outre le malaise provoqué, il n’y a pas de résultat. Ensuite, le spectateur a besoin de sentir sa propre présence, c’est la raison pour laquelle nous ne créons que des expériences assises. La plupart des êtres humains, lorsqu’ils sont assis, ont leurs yeux à peu près à la même hauteur. Si les gens se lèvent, les écarts entre le sol et les yeux sont beaucoup plus significatifs. Nous, on filme des expériences à hauteur mitoyenne des yeux d’une personne assise qui contemple le réel. Et dans toutes nos expériences, nous plaçons un banc à l’endroit où est assis le spectateur et nous créons une zone d’ombre au niveau des jambes, afin que le spectateur n’ait pas l’impression de flotter dans le vide et qu’il se sente physiquement dans l’espace. Ça donne une impression de zone neutre, d’un certain ancrage physique.

Paul Raphaël et Félix Lajeunesse / George Fok © Centre Phi
Il y a une douceur dans vos films qui provient aussi des mouvements lents des personnages, voire de leur immobilité…

Notre but est de créer des expériences extrêmement réalistes d’un point de vue visuel, c’est-à-dire qu’on recrée un réel stéréoscopique à 360 degrés et on s’efforce de faire en sorte que les choses soient à la bonne grande distance autour. On crée des expériences où l’on n’est pas sollicité de toutes parts, comme dans la réalité où l’on ne l’est pas toujours. On ne cherche pas à exploiter le 360 degrés à tout prix. On cherche à ce que le spectateur se sente bien dans les expériences que nous proposons, qu’il y ait un certain confort. Dans notre film sur la yourte, il y a une tapisserie traditionnelle à contempler derrière soi ; un peu plus loin, il y a un meuble avec des photos de famille et des objets qui ont une valeur spirituelle pour eux, tout ça contribue à alimenter ce réel-là, mais sans faire nécessairement un bruit pour attirer l’attention.

Vos films laissent une grande liberté de regard pour le spectateur, qui fait son propre découpage de la scène à laquelle il assiste…

Oui, nos films contiennent des informations qui ne crient pas : « Regarde-moi ! » et c’est très important pour nous que le spectateur soit libre de regarder où il veut, quand il veut. Dès qu’on essaye de trop diriger l’attention du spectateur, on commence à faire du cinéma, plus qu’à offrir une expérience de réalité virtuelle qui dit : « Vous êtes là ».

Envisagez-vous de faire de la fiction ?

Oui, mais on ne l’envisage pas selon les termes d’une fiction de cinéma. On envisage un film d’une vingtaine de minutes, qui n’est pas basé sur une histoire, mais sur l’idée de faire vivre une série d’expériences qui s’enchaînent, en plaçant le spectateur au cœur de l’action. La qualité d’expérience doit primer, une fois encore. Ce faisant, on se complique la vie, car il n’y a aucun écrit sur ce mode de narration. On arpente le territoire graduellement. Ça va nous prendre un certain temps, je pense. Quand on parle d’Oculus Rift, les gens pensent par défaut à du contenu, alors qu’il s’agit d’un média pour voir ou vivre du contenu. C’est une forme d’art qui va grandir avec une aussi grande diversité que la musique, la peinture ou le cinéma. En ce qui nous concerne, ce n’est pas du cinéma, c’est un nouveau média. Définir ce qu’est une histoire avec ce média est difficile et encore exploratoire, parce qu’on n’a pas d’expérience préexistante.

Comment envisagez-vous le montage dans vos films, comment gérez-vous les transitions ?

Nous utilisons les fondus au noir, car les coupes sont très désagréables en réalité virtuelle, 3D et 360 degrés. C’est très agressif. Le fondu au noir s’apparente un peu à cligner des yeux. On peut passer du monde réel au monde virtuel en clignant des yeux, donc on est parti de ce principe-là. Il y a une dimension de rêverie qui vient avec le fondu au noir. On est plus proche d’un enchaînement de pensées que du fait d’aller d’un endroit à l’autre. Donc s’instaure un climat plus proche du rêve et c’est dans ce genre de transition que nous avançons en termes de narration, car nous avons l’impression que ça embrasse mieux les paramètres de ce média-là.

Nomads : Herders / © Felix & Paul Studios
Comment gérez-vous le son spatialisé ?

Pour l’instant, nous travaillons avec un système binaural 360 degrés. Ce sont des pavillons d’oreilles moulés qui enregistrent le son à 360 degrés sur plusieurs pistes. Puis on amène ça dans un système de post-production et cela fait que, lorsque vous bougez votre tête, vous recevez les sons comme dans la réalité, selon vos mouvements dans l’espace. C’est une expérience réaliste.

Vers quels types de projets vous dirigez-vous ?

Cette année, nous avons travaillé sur plusieurs projets assez variés, dont un mettant en vedette LeBron James. La série de cinq épisodes est disponible sur Facebook 360 et nous mettons les dernières touches sur l’expérience de réalité virtuelle. Nous sommes toujours en collaboration avec le Cirque du Soleil afin de créer des expériences adaptées pour la réalité virtuelle et nous développons plusieurs projets de fiction pour la prochaine année.

Comment gérez-vous le retour au réel du spectateur lors de vos démonstrations ?

On ne peut gérer le contexte privé des gens. C’est plus facile à gérer dans le cadre d’une utilisation dans un espace d’installation public, où l’on peut créer un espace calme où les gens sont isolés du bruit et sont assis sur un fauteuil avec de la lumière tamisée autour. La pente qui part du réel pour aller vers la réalité virtuelle et en ressortir est plus douce ainsi. Alors que si le spectateur est dans un contexte de bourdonnement, le choc est plus grand, c’est sûr, et ça, on ne pourra pas le contrôler.