Marguerite et Julien

Les tourbillons de la passion

Valérie Donzelli plonge à corps perdu dans l’adaptation d’un scénario abandonné de François Truffaut autour d’un amour passionnel et incestueux. Elle réalise un film étonnant et inventif : une ode à la liberté et au cinéma.

En 1966, dans le cadre d’une série de chroniques historiques intitulée « À la recherche des amours perdues » et parue dans le magazine ELLE, Suzanne Schiffman trouve un article de Claude Pasteur qui relate l’amour incestueux d’un frère et d’une sœur, Julien et Marguerite de Ravalet, respectivement vingt et un et dix-sept ans, que l’on arrêta et condamna à la décapitation en 1603. La scénariste en parle à François Truffaut, persuadée que ce sujet est fait pour lui. De fait, le cinéaste fait dactylographier l’article et confie à Jean Gruault la rédaction d’un scénario, qu’il achève en 1973. Truffaut abandonne cependant le projet, car le thème de l’inceste vient de faire l’objet d’un autre film, Le Souffle au coeur de Louis Malle (1971), qui reste vif dans l’esprit du public. Malgré une deuxième tentative d’en réaliser un téléfilm en 1978, le projet tombe dans l’oubli jusqu’en 2011, lorsque les éditions Capricci ressuscitent le manuscrit, Histoire de Julien et Marguerite, Les Enfants-Rouges. Après le franc succès de La Guerre est déclarée (900 000 spectateurs) et de Main dans la main, Valérie Donzelli s’empare du projet pour réaliser une adaptation très personnelle, avec un budget imposant mais en totale liberté, fidèle à ses obsessions et ses proches collaborateurs, son ex-compagnon l’acteur Jérémie Elkaïm et le producteur Edouard Weil.

Marguerite et Julien débute comme dans un conte. Dans le dortoir d’un orphelinat, des petites filles ne trouvent pas le sommeil et chahutent. Une surveillante leur fait alors le récit d’un amour incroyable qui les captive : dans le château où ils ont grandi avec leurs parents, Marguerite (Anaïs Demoustier) et Julien (Jérémie Elkaïm), sœur et frère, s’aiment en secret, d’un amour irrépressible et défendu. En dépit d’une nounou compatissante (Catherine Mouchet), leurs petits jeux d’enfants sensuels débordent d’érotisme, ce dont n’est dupe ni le père (Frédéric Pierrot), ni la mère (Aurélia Petit). Il est donc temps, comme le veut la tradition, d’exiler le garçon pour qu’il découvre le monde et de laisser la fille entre les quatre murs de sa chambre. Cependant, rien n’y fait. Lorsque Julien revient, plus mûr et aguerri, auprès de Marguerite, les élans du cœur et l’appel de la chair sont restés intacts…

Droite dans ses bottes pour combler un désir de lyrisme et de romanesque dans un cinéma français parfois oublieux, Valérie Donzelli décrit avec fulgurance l’amour inextricable et bien réel qui lie ses protagonistes. Cette passion est à l’image d’une maladie nimbée de fièvres réitérées et persistantes, dans la lignée des emballements impossibles qu’éprouve Adèle H. de François Truffaut (1975). Une des altérations de la réalisatrice au scénario original de Jean Gruault fait office d’intention primordiale : elle préconise une dimension féministe séditieuse au caractère de Marguerite qui, sur le front de ses ardeurs, ne reconnaît jamais d’interdit. Plus encore, elle apparaît déterminée, initiatrice effrontée qui porte la culotte. Contrainte à un mariage non désiré, elle saisit la main de son frère, dopée par une innocence joviale à laquelle Anaïs Demoustier prête un charme et une fougue immense. Le fait divers rapporte d’ailleurs que si Marguerite de Ravalet fut décapitée pour inceste, elle le fut aussi – échappant de justesse à la grâce d’Henri IV – pour cause d’« adultère ». Donzelli investit ainsi son personnage féminin d’une forme d’engagement, de militantisme pour une philosophie de la liberté sans ambages religieux ou moraux. Elle en dresse un symbole de femme, au-delà de toute époque et notamment d’aujourd’hui.

Dans la même perspective, conduite par la maxime de Jean Cocteau (« L’histoire est du vrai qui se déforme, la légende, du faux qui s’incarne ») elle prend à bras le corps un parti pris formel qui vise l’intemporalité de l’action et tend à l’universalité des sensations : le film s’inscrit dans un décor inventé, mélange de temps et de styles, un univers aussi foutraque qu’ordonné, sorti du lexique instinctif de la chef décoratrice Manu de Chauvigny, de la costumière Elisabeth Méhu, de Valérie Donzelli et Jérémie Elkaïm lui-même, toujours très impliqué. Cette atmosphère se moque d’incongruités, convoque çà et là le fantôme de Jacques Demy (ah, cet hélico tout droit sorti de Peau d’âne !), flirte un peu avec la science-fiction (façon Zardoz de John Boorman), mais reste tenue par l’idée qu’un « décor est un grand sentiment dramatique », comme le disait Louis Jouvet.

Dans l’entrechoc visuel du château (véritables atours de la princesse enfermée et authentique demeure des Ravalet), de calèches et d’automobiles, d’uniformes de 1914 jouxtant les chapeaux melons du Roi et l’Oiseau sur des envolées pop rock, le regard ne déserte jamais le récit où les âmes s’exacerbent, semblent se lover en toutes choses et traverser les âges. Dans sa théorie de l’Être, Valérie Donzelli embrasse ainsi une vision animiste du monde comme la possède les enfants, celle-ci fusionnant avec sa foi dans le cinéma : une porte grande ouverte à l’imaginaire et à l’émotion.