Yiddish

Élégie de la langue

À travers différentes villes du monde, sept jeunes, dont certains ne sont pas juifs, racontent leur relation avec la langue yiddish. Notamment celle utilisée dans la poésie de l’entre-deux-guerres. Un film choral de toute beauté.  

« Enfant à Tel Aviv, j’entendais parler le yiddish un peu partout. Cette langue différente mais si proche de l’allemand suscitait chez les juifs allemands qui m’entouraient un certain mépris. Ils la considéraient comme un jargon. Et à l’école, le yiddish était maudit, car plus que toute autre langue, il représentait l’exil, et la mort. Mais dans cette langue, où dialoguent l’allemand, l’hébreu, l’araméen, les langues slaves et romanes, a pu voir le jour, entre les deux guerres, une poésie étonnante », déclare  Nurith Aviv dans le dossier de presse.

Comment filmer une langue que l’on pense disparue ? Comment représenter les mots d’une culture ? Cinéaste documentariste (douze films à son actif), Nurith Aviv continue avec Yiddish son exploration des langues qui structurent nos rapports au monde comme à soi-même. La cinéaste a eu la lumineuse idée d’incarner le yiddish par des voix et des visages du temps présent. De Paris à Vilnius, de Varsovie aux Lilas, de Tel Aviv à Berlin, le film est un voyage littéraire à travers le monde. C’est aussi un récit qui fonctionne par résonance et entrelacement des voix, celles des jeunes érudits du temps présent avec leurs modèles, ces poètes juifs de l’entre-deux-guerres. Ils sont sept, quatre femmes et trois hommes, tous habités par cette poésie du passé. Leurs voix expriment leur amour profond pour cette drôle de langue, ni tout à fait sacrée comme l’hébreu, ni tout à fait uniquement langue populaire. C’est dans cet interstice que la cinéaste se glisse, nous offrant une véritable symphonie musicale, où les voix insufflent des strophes. Le yiddish est une langue métissée de tous ses différents apports au fil du temps, qui fut, durant des siècles, parlée par les différentes communautés juives ashkénazes d’Europe Centrale et Orientale. Écrasée par tout ce qu’elle porte en elle de la mémoire traumatique de la destruction des juifs d’Europe, elle trouve dans ce film un écrin apaisant.

Nurith Aviv est présente avec discrétion, dans un hors-champ qui nous invite à cheminer avec ces personnages. Chacun d’entre eux nous ouvre une porte et nous accueille dans son intimité. Nous assistons alors à un curieux paradoxe. En effet, nous avons affaire à des jeunes gens contemporains, très érudits, des chercheurs et des universitaires, qui consacrent leur vie à une langue presque perdue. C’est ce voyage dans le passé qui fait toute la beauté du film. Après le témoignage de ces jeunes lettrés qui racontent leur rencontre avec la poésie yiddish, nous voilà conviés à les découvrir déclamer leur poème, chacun filmé en gros plan. Ce geste de la cinéaste, filmer un visage tel un blason, où le grain de la peau semble épouser les lettres des vers poétiques inscrits sur l’écran, fait acte de création. Chaque visage est cadré à la même hauteur que le poème yiddish, tissant un lien organique entre le corps humain et le corps des mots. Ces jeunes femmes et jeunes hommes, habités par cette langue, ont le même âge que ces poètes de l’entre-deux-guerres qu’ils aiment réciter. La récitation est cet art de la répétition et du souffle, respirer  la mémoire d’une langue pour qu’elle vibre encore aujourd’hui, non comme vecteur de communication, mais plutôt de transfiguration. La force du récit est dans ce mystère de l’attraction de cette langue et de son pouvoir agissant. 

L’autre grand mérite du film est de mettre en lumière des poètes, dont Anna Margolin ou Moyshe-Leyb Halpern. C’est véritablement au début du XXe siècle que cette langue sort de son cadre restreint (langue populaire, langue du Talmud) pour accompagner la modernité qui explose dans tous les domaines culturels et politiques. L’avant-garde s’exprime dans cette langue vernaculaire, elle épouse aussi les espoirs socialistes, elle se veut émancipatrice sur tous les fronts, à l’image des superbes vers érotiques de Célia Dropkin, poétesse yiddish née en 1887 en Biélorussie, qui, dès 1912, a continué activement sa création poétique à New York, où elle vécut jusqu’à son décès en 1956.

« Il est tout à moi, couché comme cela
Alors, j’ôte sa couverture et j’embrasse son sein,
Et je bois goulûment son sang
Et subitement, je me sens si légère, si bien,
Mon amour malade, mon amour solitaire,
A soif de son sang. »

(Extrait du poème Un baiser)