Women Talking de Sarah Polley

Douze femmes en colère

La réalisatrice et brillante activiste canadienne Sarah Polley a choisi de porter à l’écran le roman de Miriam Toews, Women Talking, et livre un film intensément féminin et éminemment féministe.

Nommé aux Oscars dans les catégories Meilleur film et Meilleure adaptation, Women Talking est un tour de force sombre, poétique, visuel et verbal, qui oscille, dès les premières secondes, entre l’incrédulité et la froide lucidité, la douleur et la rage, la dissociation et la tendresse. 

Nous sommes en 2010, dans une Amérique qu’on pourrait croire dystopique et non spécifiée. Dans un groupement de maisons isolées du reste du monde, perdues au  milieu des champs, des hommes et des femmes vivent ensemble, mais séparément, dans une « colonie » mennonite, régie par un profond sentiment religieux. Les femmes, les jeunes filles et les petites filles de cette communauté rurale sont illettrées. Si elles ont des devoirs, elles semblent n’avoir aucun droit. Une voix off nous guide jusqu’à un Conseil des femmes, tenu secrètement dans une grange. Chacune s’exprime. 

Depuis toujours, longtemps en tout cas, les femmes, les jeunes filles et les petites filles sont les proies d’attaques nocturnes brutales et mystérieuses. Rendues inconscientes, elles n’ont jamais su qui, n’ont jamais compris comment, et n’ont eu d’autre option que de faire face aux conséquences de ces attaques. Or, la vérité vient d’éclater : ces assauts indicibles sont le fait des hommes, de leurs hommes, leurs compagnons, leurs frères. Pour ces femmes, comme pour leur seul témoin, l’instituteur de la colonie (Ben Whishaw, magistral face à Rooney Mara, Claire Foy, Jessie Buckley, Judith Ivey, Frances McDormand, et d’autres, toutes renversantes), la prise de conscience est effrayante, le choc inimaginable, la peine immense.

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We have been preyed upon like animals, we should respond like animals*.” Œil pour œil, dent pour dent ? Oui, mais… Leur foi exige le pardon, leur religion ordonne l’ordre. On ne s’oppose pas à l’homme, ni à Dieu. Ce Conseil, où chacune peut être entendue, où chaque voix compte, doit décider de leur sort et de leur avenir. Vont-elles choisir de pardonner aux hommes ? De leur faire face dans la violence ? De partir, au risque d’être excommuniées ? De quitter la colonie pour l’inconnu ?  

Comme dans Douze Hommes en colère de Sidney Lumet (1957), les points de vue alternent, s’affrontent, se complètent… Ici se pressent toutes les facettes de la psyché féminine, et toutes les grandes questions humanistes et philosophiques : l’innocence, la sécurité, la liberté, la famille, l’éducation, la vengeance, le pardon, le droit. Plus qu’une collection d’images somptueuses, soutenues par la lumière du chef-opérateur canadien Luc Montpellier, Women Talking est un brûlot politique et social, souligné par la mise en scène théâtrale, presque antique, totalement épique de Sarah Polley. La musique de Hildur Guðnadóttir (oscarisée pour Joker) nous porte, sans chercher à adoucir les mœurs ni apporter de réponses. Où commence le Mal ? Où s’arrête le Bien ? Ce dont il s’agit ici, c’est de montrer à voir à quel point les femmes, survivantes et soumises à une oppression totale, sont seules à faire face, à subir les conséquences, à poser les questions, à chercher des réponses, à se torturer pour ne pas devenir, elles aussi, des barbares. Ce dont il est question, ici, c’est de survie. 

Nommer les choses pour qu’elles existent. Women Talking tire les fils de ces Ariane cherchant à s’extraire du joug monstrueux qui les étouffe. À la manière d’un texte sacré, une Bible réinventée, qu’auraient écrite des femmes, le film se fait l’écho de l’indicible qui se perpétue depuis des siècles. Ce Conseil de femmes, qui s’étend sur plusieurs jours et nuits, révèle toutes les douleurs et les cruautés d’une société qui est le miroir de la nôtre aujourd’hui. Au commencement était le verbe. Ce n’est qu’en mettant des mots sur les actes qu’ils deviennent réels. Au-delà de l’exigence qu’il impose, Women Talking est une interprétation presque littérale d’une œuvre littéraire. Le rythme est lent, inexorable, pour mieux faire le tour de toutes les prises de conscience, de toutes leurs ramifications. On pourrait reprocher cette littéralité à la réalisatrice. Mais, tout comme The Power of the Dog de Jane Campion (2021), ce film distille avec un parti pris artistique indéniable le venin qui se répand depuis des lustres au sein de nos existences de mortel(les).