Tori et Lokita de Luc et Jean-Pierre Dardenne

Polycritique

Aujourd’hui en Belgique, un jeune garçon et une adolescente venus seuls d’Afrique opposent leur invincible amitié aux difficiles conditions de leur exil.
Tori et Lokita de Luc Dardenne et Jean-Pierre Dardenne divise notre rédaction.

Les avis de la Bande :

 

« Faire famille »

Qu’est-ce qui émeut tant dans Tori et Lokita des frères Dardenne ? Il y a tout d’abord cette évidente simplicité de ton et de regards posés sur deux enfants, Tori et Lokita, une fille et un garçon d’origine africaine, des migrants, autant dire des parias. L’économie des mots tirant à l’épure, les ellipses, la force du hors-champ sont toujours bien présents dans ce film, des marques de fabrique essentielles des cinéastes belges tel le renouvellement de leur confiance en l’intelligence du spectateur. Pas besoin de montrer par le menu l’abjection de violences sexuelles, inutile de raconter le passé tourmenté des protagonistes. Ce sont de petits détails qui parlent, un plan, un mot ici ou là, une gestuelle ou une posture, un étonnement ou une hésitation, les situations encore, qui toutes, précisément, appellent à mieux voir, mieux entendre, mieux comprendre une réalité souvent niée, cachée, voire ignorée. Mais davantage, les frères Dardenne traitent dans Tori et Lokita d’un sentiment magnifique qui existe entre ces deux mômes malmenés, courant à perdre raison après leur destinée, étranglés par leurs réalités désespérées : ce besoin, cette nécessité rarement racontée au cinéma aussi finement jusqu’à présent, c’est celui de « faire famille », de s’inventer une vie en se rassemblant, pour se rassurer, s’épauler, survivre, se sauver. Cette dimension du film (dont les frères Dardenne forgent un véritable suspense) porte le film à un point d’émotion insoupçonnée. S’il y a des œuvres qui touchent en premier lieu l’esprit pour finalement atteindre le cœur, Tori et Lokita fait superbement partie de ceux-là.

Olivier Bombarda

 

Tous les malheurs du monde 

Il faudrait ne pas avoir de cœur, de conscience politique ni de morale pour rester insensible à Tori et Lokita. Immédiatement, spontanément, sans réserve, ces deux petits personnages suscitent la sympathie. On ne peut être contre des enfants. D’autant que les Dardenne, avec leurs plans-séquences, leur filmage réaliste, placent le spectateur à leur côté, en proximité.  Ce qui arrive à ces gamins est abominable et condamnable : Tori, le jeune garçon et Lokita, l’adolescente, exilés, sans papiers, sont victimes tout à la fois de passeurs, de dealers, d’une administration belge triant avec inhumanité les demandes d’asile. Tori et Lokita sont harcelés, menacés, abusés, exploités, rejetés. Jusqu’à ce que mort s’ensuive.
La tragédie de ces deux enfants ne peut que susciter l’écœurement, l’empathie, la colère. À moins d’être du côté de l’horreur, ou indifférent, le spectateur forcément ému les éprouve. Il faut dire que le film et les sujets qu’il aborde ne lui laissent pas le choix : la surcharge scénaristique du film, qui condamne les enfants à une invraisemblable accumulation de malheurs, force les affects. L’effort de la pensée en est écrasé.
Il n’y a pas de place pour la pensée complexe dans Tori et Lokita. Avec un simplisme étonnant, Luc et Jean-Pierre Dardenne y divisent le monde entre les gentils et les salauds, les faibles enfants et les adultes méchants. Le monde adulte est un monstre social abject, qui dévore les enfants. Le manichéisme à l’œuvre est si appuyé et exagéré qu’il en devient gênant pour la cause même que suggère le film – ouvrons les bras aux migrants, accueillons l’autre, soyons compassionnels avec l’étranger.
Et la tragédie sans nuances, qui avance à émotion forcée, a des béances. Tout entiers occupés à faire subir à leurs enfants clandestins l’éprouvant apprentissage du cauchemar de la vie, les Dardenne rendent comme accessoire la belle fraternité qui unit ces deux enfants, faux frère et sœur : cette fraternité ne trouve à s’exprimer et exister que contre le malheur, de manière utilitaire. On rêve d’instants qui n’adviennent pas, où cette fraternité s’épanouirait pleinement entre Tori et Lokita, où le récit s’intéresserait à cette force qui les relie. Imaginer la vie plutôt que de sacrifier au malheur.

Jo Fishley

 

A écouter aussi, l'interview minutée de Jean-Pierre et Luc Dardenne par Jenny Ulrich

Le système minuté

Il s’agit de laisser jouer le hasard. J’ai arbitrairement décidé de noter ce qui se passe aux 7’, 42’, 70’ et 91’ minutes des films et de soumettre ces moments aux réalisateurs et acteurs venus en faire la promotion. L’idée est d’être vraiment très précise dans ces descriptions afin que mon interlocuteur puisse réagir au maximum d’éléments, selon ce qui lui importe le plus (le son, les cadrages, les couleurs, etc.). Le choix des mots a son importance également et il arrive que je me fasse reprendre, c’est très bien comme ça. Chacun s’approprie l’exercice comme il l’entend, mais au final on arrive presque toujours à parler du film de manière concrète, en contournant légèrement le train-train promotionnel. On pourrait dire que le résultat est à mi-chemin entre la bande-annonce et le commentaire audio, tel qu’on en trouve sur les suppléments DVD. Par ailleurs, ces entretiens sont « neutres » : que j’aie aimé ou non les films n’entre pas en ligne de compte, il s’agit avant tout de parler cinéma, sans a priori.