Réalisme et documentaire : les armes du cinéma et du théâtre
Autour des spectacles "Familie" et "Grief and Beauty" de Milo Rau
Dans les deux premiers volets de sa « trilogie de la vie privée », Familie et Grief and Beauty, présentés actuellement au Théâtre de la Colline (Paris 20e), le metteur en scène suisse Milo Rau explore le deuil familial à travers deux histoires vraies. Avec une proposition formelle riche et originale, ces spectacles offrent aussi une réflexion sur la vérité dans le documentaire, qui peut être inspirante pour le cinéma.
À l’origine de Familie, il y a un fait divers : le suicide collectif d’une famille sans histoire. Une nuit de septembre 2007, les Demeester, René et Marie, 55 ans, et leurs enfants Olivier (30 ans) et Angélique (28 ans) sont retrouvés pendus dans leur maison de Coulogne, en banlieue de Calais. Pas de traces de violence, ni d’effraction ou de vaisselle cassée. Juste une lettre, laissée sur le meuble de la cuisine : « On a trop déconné, pardon ». L’histoire pourrait être le point de départ d’une série documentaire à suspense, comme on en trouve des dizaines sur Netflix. Mais Milo Rau, plutôt que de tenter de chercher les raisons pragmatiques qui auraient pu expliquer l’inconcevable (avaient-ils des problèmes d’argent ? de lourds secrets ?), tente de comprendre ce qui a pu se passer cette fameuse nuit. La dernière soirée des Demeester, cette famille que tous les voisins qualifient d’« unie ». Pour ce faire, le metteur en scène fait appel à une véritable famille, les Peeters, pour incarner les Demeester. An et Filip sont des comédiens connus en Belgique flamande. Leurs deux filles, Leonce et Louisa, sont actrices pour l’occasion. Avant de jouer ce spectacle, la famille belge s’est rendue sur les lieux du drame, a parlé avec les voisins, a vu la maison. Tout cela nous est raconté dans un petit documentaire vidéo, projeté en fond de scène.
Puis, l’intérieur de la maison des Peeters a été reproduit fidèlement sur la scène du NTGent (à Gand, en Belgique), où le spectacle a été créé, et plus tard sur celle de La Colline, où il se joue actuellement. Dans ce décor ultraréaliste, et accompagné de leurs deux petits chiens, les Peeters jouent chaque soir ce dernier soir fatal. Non pas véritablement celui des Demeester – après tout, ils ne les connaissaient pas – mais le leur, si tout cela leur arrivait. C’est une soirée normale : Filip, ancien chef de cuisine, prépare le repas ; An bavarde avec sa mère au téléphone ; les filles révisent leur anglais et regardent de vieux films de famille, de « quand elles étaient petites ». Mais tout semble teinté d’une lourde mélancolie, d’une tristesse absolue et contenue. Puis, la soirée prend un tour plus étrange, cérémonial : on enfile son dernier costume, on fait ses ultimes adieux aux animaux domestiques. Quand la famille Peeters meurt sur scène, on sait que c’est pour de faux : dans quelques instants, les comédiens réapparaîtront pour saluer, et demain, ils rejoueront le spectacle avec la même émotion. Le décor, aussi réaliste soit-il, ne trompe personne : c’est un décor de théâtre. Pourtant, c’est bien leurs souvenirs qu’ils partagent avec nous. Leurs histoires. Les Peeters jouent « leur propre rôle », comme on dit, dans une fiction qui ne trompe jamais le spectateur. Contrairement au cinéma, où la technique aurait tendance à se cacher pour faire croire à la parfaite réalité de ce qui est montré, le théâtre ne peut pas faire disparaître son dispositif – et ses morceaux de réel y apparaissent donc parfois beaucoup plus forts et émouvants, comme c’est le cas dans ce Familie.
L’adieu
Le deuxième spectacle de cette trilogie (dont le troisième opus n’est pas encore créé), Grief and Beauty, relate une autre mort attendue. Loin du fait divers mystérieux, celle-ci concerne une dame âgée, Joanna B., qui a recours au suicide assisté, légal en Belgique. Cette dame, les comédiens l’ont rencontrée dans la vraie vie et ont longuement échangé avec elle avant de jouer. Ce spectacle relate les derniers jours d’un vieil homme ayant recours à l’euthanasie active, dans un décor d’appartement ultraréaliste, où sont posés, çà et là, des objets personnels que Joanna B. a légués à la troupe. Avant que la représentation ne commence, tandis que les spectateurs s’installent à leurs places, ils sont observés par le regard bienveillant de Joanna B., dans une vidéo projetée au-dessus de la scène. Elle rappelle ces personnes âgées qu’on croise dans les couloirs des maisons de retraite, qui semblent toujours attendre paisiblement quelque chose, dans la douloureuse solitude de leurs vieux jours. Plusieurs fois au cours du spectacle, elle réapparaîtra en vidéo, à l’occasion de discussions souvent joyeuses avec les comédiens. On aura ainsi l’impression de la connaître, et on éprouvera de la tendresse pour sa vie. Vers la fin du spectacle, Joanna B. réapparaît sur un lit médicalisé. Elle ne semble pas malade, et on la voit plaisanter, rire avec les gens autour d’elle. Puis, on lui injecte un produit, c’est le moment de l’euthanasie. Ses yeux se ferment, sa respiration se fait plus haletante, et puis s’arrête. Joanna B. est morte, dans la joie, entourée de ceux qu’elle aime, et comme elle le désirait. Le spectacle nous montre aussi la mort assistée du vieillard de fiction. Mais l’émotion est beaucoup plus forte dans la vidéo projetée que dans la représentation scénique. Le théâtre fait défaut, puisque, à part Molière, on ne meurt pas véritablement sur scène. Mais il suffit de poser une caméra dans un coin pour filmer le moment – et peu d’instants sont aussi honnêtes que celui de la mort. Et mystérieux : on voit beaucoup de décès pour de faux, sur scène ou dans les films. Mais il est habituellement rare de voir quelqu’un mourir. En montrant cette scène, que seules les techniques du cinéma permettent de répéter chaque soir, Milo Rau provoque en nous une émotion étrange, nous faisant presque véritablement vivre un deuil. Ainsi, à travers deux spectacles sur la vie privée, et grâce à la maîtrise des dispositifs combinés du cinéma et du théâtre (rappelons que Milo Rau est aussi cinéaste – réalisateur du Nouvel Évangile, présenté en 2021 au Festival Cinéma du réel à Paris), le dramaturge parvient à partager les émotions ordinaires du deuil et de la mélancolie à un degré d’authenticité rarement éprouvé. Reste à attendre 2024 pour la conclusion de cette trilogie avec un dernier spectacle.
Pierre Charpilloz