Sois belle et tais-toi de Delphine Seyrig

Boomerang féministe

« Ce qu’il y a de certain, c’est que, chaque fois que je joue un rôle, j’ai l’impression qu’il faut que je me rapetisse un petit peu. J’ai l’impression qu’il faudrait maintenant écrire, pour les femmes, des rôles que l’on a toujours écrits pour les hommes, c’est à dire des rôles équivalents de Hamlet, de Macbeth, des personnages où les femmes pensent, où les femmes agissent et qui donnent envie de participer aux choses et d’avoir des vies aventureuses. » Delphine Seyrig

Porté par les témoignages de vingt-quatre comédiennes filmées dans leur quotidien entre Paris et Hollywood, de 1975 à 1976, ce documentaire est l’unique long-métrage signé de l’actrice et cinéaste Delphine Seyrig. Ressorti dans une version restaurée, le film demeure encore aujourd’hui un miroir réflexif des réalités vécues et subies par les femmes au sein de la profession.

 

Lorsqu’elle réalise Sois belle et tais-toi, Delphine Seyrig est, depuis de très nombreuses années, engagée dans la lutte pour l’émancipation et l’égalité contre toutes les formes de discriminations et d’inégalités que subissent les femmes, parce que femmes.

Née en 1932 à Beyrouth (Syrie mandataire), passionnée dès son adolescence par le théâtre, elle sera refusée par le Théâtre National de Chaillot parce que sa voix était trop basse. Ce qui ne l’empêchera guère, durant des années, de jouer autant le répertoire que le boulevard, et ce jusqu’en 1987. Son expérience d’actrice de la scène aura très probablement contribué à affûter son point de vue acéré sur les réalités du travail d’actrice au cinéma. Repérée par Alain Resnais, qui l’avait vue sur scène à New York, elle tournera avec lui L’Année dernière à Marienbad en 1961 et Muriel ou le temps d’un retour en 1963 ; ses rôles au cinéma seront de plus en plus portés par une exigence politique de conscientisation du monde.

Lorsqu’elle se lance dans le projet de réaliser ce documentaire, entre la France et les États-Unis, la carrière de Delphine Seyrig est depuis plusieurs années étroitement nouée à son engagement féministe. Ainsi, en 1971, elle peut tout à la fois jouer dans Le Charme discret de la bourgeoisie de Luis Buñuel, tout en signant Le Manifeste des 343, ou s’engager pour le droit à l’avortement au Procès de Bobigny auprès de l’avocate Gisèle Halimi. En août 1972, avec ses camarades du Mouvement de Libération des Femmes, elle ouvre son appartement pour la première démonstration en France de l’avortement par aspiration, la fameuse méthode Karman.

Les années 1970 sont celles où de nombreuses femmes se lancent dans la réalisation grâce à la vidéo. Avec son amie de longue date Iona Wieder, Delphine Seyrig s’initie à ce nouveau format aux côtés de Carole Roussopoulos, cofondatrice du collectif militant Video Out. En 1974, toutes les trois créent une association Les Muses s’amusent qui devient Les Insoumuses. Le média va leur permettre de porter leur voix pour leurs activités de militantes féministes. Ce collectif va d’ailleurs créer en 1982 le Centre Audiovisuel Simone de Beauvoir afin d’archiver et produire des documents concernant l’histoire des femmes, leurs droits, leurs luttes et leurs créations.

En 1975, soit un an avant de réaliser Sois belle et tais-toi, Delphine Seyrig marquera le  festival de Cannes et le cinéma par sa présence dans trois films majeurs réalisés par des femmes : Aloïse de Liliane de Kermadec, India Song de Marguerite Duras, et Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman.

En 1976, elle réalise deux longs-métrages : un avec Carole Roussopoulos, SCUM Manifesto, une lecture du manifeste féministe radical de l’Américaine Valerie Solanas, et Sois belle et tais-toi , dont le titre est détourné de celui du film de Marc Allégret (1958).

Carole Roussopoulos est à la caméra vidéo (la Portapak, l’une des premières produites) tandis que Delphine Seyrig dialogue avec de nombreuses actrices. En noir et blanc, la caméra s’attache aux visages autant qu’aux gestes des femmes ; certaines sont filmées en extérieur comme Maria Schneider, mais aussi dans l’intimité d’une chambre ou d’un salon, telles Jane Fonda, Ellen Burstyn, Shirley MacLaine, Marie Dubois ou Juliet Berto. Ce qui démarre comme une discussion devient très vite le récit d’une grande douleur et d’une incompréhension pour chacune de ces femmes. La confiance comme l’amitié que leur exprime la cinéaste Delphine Seyrig leur permettent de s’exprimer librement, peut-être et sûrement pour la première fois devant une caméra. Comment et pourquoi, juste parce qu’on est une femme, supporter des conditions de travail inadmissibles ?

Tout l’enjeu de la démarche de la cinéaste et militante est clair : il s’agit d’incarner avec la plus grande rigueur ce que donnent à entendre et comprendre ces différentes actrices, dans une crudité qui parfois fait mal. Elles racontent bien plus que leurs expériences professionnelles, elles témoignent chacune de la violence systémique qu’elles subissent dans le monde du cinéma. Elles expliquent la permanence d’une domination impérieuse et persistante, avec les ravages que cela peut causer à moyen et long terme. La liste est longue des humiliations, contraintes, attaques et violences physiques et verbales, du racisme, du mépris et des discriminations. Personne n’est dupe, et toutes exposent leur ressenti, de l’anecdote la plus bête à la plus triste, avec une lucidité politique aiguë quant à la question du droit et du respect.

Ce que nous offre ce film est remarquable, car, outre une mesure de notre temps – où en sommes-nous avec l’égalité et le respect ? à quel degré de violence systémique les femmes sont-elles encore assujetties ? -, ce qui demeure et nous donne à penser, dans le sens de l’agir, c’est de réaffirmer combien le féminisme est la seule possibilité de renversement d’un monde régi par une verticalité criminelle. L’objectif reste à l’ordre du jour : déceler et abattre les clichés pour tenter de réduire toute domination. La parole de ces femmes est plus que lucide, elle est aussi prédictive et ce qu’elles appellent de leurs vœux peut aussi se dire tout simplement : l’égalité pour toutes.

Sorti une fois au cinéma en 1981, cinq années après sa réalisation et aujourd’hui, quarante-huit ans après, Sois belle et tais-toi retrouve à point nommé les écrans français. Le plus frappant est le caractère tristement paranoïaque dans lequel le film nous plonge. Entre sidération et émotion, mais aussi colère et conscience du chemin restant à accomplir, le film est un véritable boomerang percutant. Le combat pour l’égalité n’est pas fini.