The Fabelmans

Les bien-aimés

Avec The Fabelmans, Steven Spielberg signe son film le plus intime. Un récit initiatique autant qu’un hommage vibrant à sa famille et au cinéma. Humaniste et bouleversant.

C’est la séquence inaugurale du film, et sans doute sa matrice : celle qui reconstitue le soir où le petit Sammy (double de Steven Spielberg) se rend à sa première séance de cinéma avec ses parents. Nous sommes en 1952. The Greatest Show on Earth (Sous le plus grand chapiteau du monde) de Cecil B. DeMille est à l’affiche du Fox Theater de Philadelphia. Sur le visage de l’enfant, lors d’une séquence de carambolage ferroviaire, c’est la sidération. Ses grands yeux expressifs donnent à sentir le processus cathartique à l’œuvre ; son âme entre en profonde résonance avec le medium cinéma, son mystérieux procédé alchimique, et s’imprègne du spectacle à la manière d’une pellicule impressionnée. Dès lors, la vie du fils Fabelman (référence au terme « fabel », qui désigne le résumé d’une pièce mettant en valeur l’interprétation de son texte) naviguera du désir de reproduire ce choc émotionnel, en tournant de petites fictions avec ses sœurs ou ses camarades, à celui de documenter la vie de sa famille. Soit à envisager toute son existence sous le prisme du 7e art – sans s’enfermer dans la cinéphilie. C’est à la faveur d’un film tourné avec sa caméra 8 mm lors d’un week-end à la campagne que Sammy, adolescent, découvrira le secret de sa mère sur sa table de montage (équivalent de celle du chimiste, dont le révélateur rend visible l’image latente), fera bifurquer la trajectoire des siens, et regardera ses parents sous un jour nouveau.

The Fabelmans de Steven Spielberg. Copyright Storyteller Distribution Co., LLC. All Rights Reserved.

C’est la riche idée de ce scénario, cosigné par Steven Spielberg et le scénariste et dramaturge Tony Kushner (Angels in America) : loin d’être une simple biographie, The Fabelmans narre la destinée d’une famille juive américaine des années 1950 au début des années 1970 – comme l’a fait à sa manière James Gray dans son formidable Armageddon Time, où il est aussi question de la naissance d’une vocation artistique, mais dans l’Amérique des années 1980. Ce qui fait la sève de ce film si personnel, c’est l’immense tendresse avec laquelle le réalisateur d’E.T. ou La Couleur pourpre regarde ses personnages, ses parents en tête. Chaque situation, chaque dialogue, chaque expression des comédiens, tous formidables (mention spéciale à la très vivante Michelle Williams), se charge de l’affection du cinéaste, dont on imagine à peine l’état de fébrilité dans lequel ce film, tourné peu après le décès de son père (mort à 103 ans en août 2020), a dû le plonger.

Ce regard affectif atteint un sommet d’humanisme dans une séquence, qu’on chérira désormais : celle où Sammy, lycéen, confronte un élève qui l’a violemment harcelé. Tandis que ce dernier avait fait preuve de bêtise et de cruauté à son endroit, l’apprenti réalisateur, à qui fut confié le soin de filmer un événement scolaire, plutôt que de l’humilier à son tour et se venger, fait de lui, par ses cadres et son montage, un véritable dieu du stade. Leur échange, à l’issue de la projection lors du bal du lycée, est un instant jubilatoire, tant l’intelligence au sens plein y triomphe.

The Fabelmans de Steven Spielberg. Copyright Storyteller Distribution Co., LLC. All Rights Reserved.

Tout au long de ce film vibrant (d’une durée de deux heures et demie, qu’on ne voit pas passer), on entre en empathie avec Sammy et ses proches, et l’on est bouleversé par leur sens du pardon. Dans cette histoire, « tout le monde a ses raisons », comme dirait Jean Renoir dans La Règle du jeu. Le comprendre pour le jeune Fabelman, c’est accepter de grandir, et de continuer de regarder à juste distance ce qui se présente à lui. Un petit pont se dresse ainsi entre le début et la fin de son récit : entre le moment où son père lui explique le phénomène de persistance rétinienne avant d’entrer pour la première fois dans une salle obscure, et celui où, devenu étudiant, il rencontre un cinéaste légendaire (et borgne), qui lui apprend à filmer l’horizon. Dans le tout dernier plan du film, le Spielberg d’aujourd’hui et le jeune homme qu’il fut autrefois se rejoignent dans un mouvement de caméra ajusté. L’horizon y apparaît, précisément, et avec lui toute la beauté de son regard aimant et reconnaissant.

 

Anne-Claire Cieutat